La communauté scientifique

Science vagabonde



Interroger la nature sociale de l’activité scientifique, c’est d’abord la considérer du point de vue de celleux qui la réalisent. La sociologie des sciences est donc une sociologie des scientifiques et la description de leur activité quotidienne paraît être concrète et tangible. Cependant, une question se pose :

l’hétérogénéité des institutions scientifiques
permet-elle de les considérer comme
autant d’éléments d’un même ensemble ?

La notion de « communauté scientifique » est utilisée par les sociologues pour exprimer cet ensemble, cette unité. Quel sens accorder alors à cette notion ? Est-elle un groupe social imposant une conformité aux comportements de ses membres ? Une abstraction conceptuelle ? Une arène où les individus luttent pour la reconnaissance ?





La communauté scientifique comme unité normative



Préalablement, on peut noter qu’être membre de la communauté scientifique signifie :

  • une appartenance à un système social, à une institution délimitable ;
  • une intégration dans un système d’interdépendance ;
  • faire l’objet d’un contrôle social.

Notons cependant que l’existence d’une communauté scientifique est un moment à resituer dans une perspective historique : en effet, l’activité scientifique n’a pas toujours été un rôle social et elle ne commence à acquérir organisation et autonomie qu’au XVIIe siècle environ, jusqu’à se voir obtenir plus tard l’épaisseur d’une véritable institution (c’est-à-dire une sphère pleinement distincte et autonome).

On peut alors décrire, avec des théories, les comportements individuels et collectifs à l’œuvre dans la communauté ainsi que ce qui explique ces comportements : les normes, les habitudes sociales et professionnelles, les valeurs et les idées qui favorisent le développement rigoureux et autonome de la science. L’institution sociale de la science rend possible la pratique de la rationalité scientifique, l’accumulation des connaissances et leur diffusion dans la société.

Dans ce cadre, les fonctions inhérentes au rôle de scientifiques sont très diverses. Merton et Zuckerman en identifient quatre :

  1. la recherche : développement de la connaissance
  2. l’enseignement : transmission du savoir
  3. l’administration : gamme très large d’activités administratives liées à la bureaucratisation
  4. la régulation : évaluation des travaux d’autrui

Chaque scientifique est amené·e au cours de sa vie professionnelle à accorder plus ou moins d’importance à tel ou tel rôle social, c’est-à-dire à définir une séquence singulière de rôles, choix qui dépend des impératifs fonctionnels du système social de la science et de la nature de l’apprentissage suivi par le scientifique, apprentissage qui a une véritable importance socialisatrice.

Merton donne une formulation précise de la structure normative de la science, c’est-à-dire de la configuration morale propre au rôle scientifique et déontologique caractéristique de la communauté scientifique. Il nomme ethos de la science l’ensemble des valeurs et des normes teintées d’affectivité censé exercer une influence contraignante sur le·a scientifique. Ces normes sont exprimées sous la forme de prescriptions, de proscriptions, de préférences et de permissions. Elles sont légitimées en termes de valeurs institutionnelles. Ces impératifs, transmis par le précepte et l’exemple, renforcés par le jeu de sanctions, sont à des degrés divers intériorisés par les scientifiques et contribuent à modeler leur conscience scientifique.


Merton identifie quatre impératifs :

  1. l’universalisme : les énoncés scientifiques et l’attribution des marques de reconnaissance doivent être soumis à des critère impersonnels établi à l’avance. Est universaliste celui ou celle qui adopte la norme du groupe professionnel auquel iel appartient selon laquelle l’évaluation de la qualité du travail des membres de ce groupe est indépendante de leurs caractéristiques personnelles ou sociales. L’universalisme implique ainsi impersonnalité et méritocratie
  2. le communalisme : les découvertes sont des biens collectifs, produits en collaboration et destinés au progrès de la société. L’activité scientifique, publique, implique ainsi une coopération compétitive, transparente et ouverte.
  3. le désintéressement : les productions scientifiques ont un caractère public et contrôlable, ce qui doit inciter les scientifiques à rechercher la vérité pour elle-même et à produire des résultats reproductibles.
  4. le scepticisme organisé : c’est l’obligation morale de conserver une disponibilité intellectuelle permanente à la critique rationnelle. L’évaluation des productions scientifiques doit être réalisée systématiquement au moyen de critères empiriques et logiques détachés de toute croyance particulière

Tandis que les normes techniques (logiques et méthodologiques) s’enseignent explicitement, les normes morales s’acquièrent implicitement, essentiellement au contact des autres scientifiques, de leurs mœurs, de leurs habitudes. Elles sont transmises au cours du processus de socialisation par lequel le·a jeune scientifique s’adapte et s’identifie au groupe de scientifiques auquel iel compte appartenir. Un système de récompenses symboliques conforte cette structure normative (prix, bourses, éponymes, nomination institutionnelle, attribution d’un titre honorifique, d’un poste ou d’une mission, citation, publications acceptées, évaluation favorable prononcée par des collègues, invitation à prononcer une conférence). Pour Merton, ce contrôle social opéré par les pairs fait de la communauté scientifique un modèle de démocratie.

Les normes mertoniennes décrivent-elles bien l’institution scientifique ? En fait, elles ne concernent qu’une étape du développement scientifique, celui de l’émergence de la profession scientifique académique et autonome au tournant des XIXe et XXe siècles. Elles ne s’appliquent pas à la période où la science était surtout le fait d’amateurs ou d’intellectuels théologiens. Elles ne s’appliquent plus actuellement au monde de la « Big Science ». On a donc pu critiquer la théorie des normes mertoniennes, et ce notamment sur trois points :

- on peut se demander si ces normes sont générales ou particulière, en raison des nombreuses difficultés pratiques pour s’y conformer. On constate en effet de très nombreux écarts par rapport aux normes. Ces normes pourraient donc très bien plutôt dépendre des conditions organisationnelles particulières de l’activité scientifique. L’homogénéité normative de la communauté scientifique serait alors relativisée ;

- on peut ensuite s’interroger sur le fait que ces normes permettent une différenciation ou une indifférenciation de la communauté scientifique. En effet, il semble que les normes identifiées par Merton ne soient pas forcément spécifiques à la science ;

- se pose enfin la question de la fonctionnalité ou de la dysfonctionnalité des normes mertoniennes, au sens où la sociologie a pu mettre en évidence leur ambivalence par l’existence de « contre-norme » (par exemple, contre la neutralité individuelle, on pourrait dire que l’engagement émotionnel du chercheur ou de la chercheuse peut être condition de mise en œuvre de la rationalité).

On peut alors avancer l’idée que les normes mertonniennes (tout comme les contre-normes), ne sont peut-être pas de vraies normes qui guident les comportements réel. Elles seraient, au contraire, des ressources rhétoriques selon le sociologue britannique Michael Mulkay. Elles sont utilisées par les chercheur·euse·s plus qu'elles ne sont respectées et pratiquées. Elles sont des ressources mobilisées là où des justifications de la pratique sont requises. La théorie mertonienne est moins une explication externe du comportement scientifique qu’une justification interne des scientifiques. Ainsi, les normes éthiques apparaissent dans ce cas comme étant moins descriptives qu’idéologiques. Elles sont communément utilisées dans les querelles entre scientifiques pour légitimer certains comportements ou en condamner d’autres. Dans ces querelles, les chercheur-euse-s se battent non seulement à coup de preuves scientifiques mais aussi à coup de normes.


Experts se penchant sur la Pierre de Rosette


La communauté scientifique comme unité paradigmatique



La seconde perspective d’analyse de la communauté scientifique invite, à partir de Thomas Kuhn, à rechercher dans la dimension technique et cognitive de l’activité scientifique le substrat normatif à partir duquel penser l’unité sociale de la science. Contrairement à la perspective mertonnienne, cette unité a pour particularité d’être locale, c’est-à-dire indissociable d’une discipline particulière.

Ainsi, la communauté scientifique comme organisation professionnelle homogène cède la place à une multitude de micro-communautés dont il revient au-à la sociologue de décrire l’organisation, les us et les coutumes. Nous le verrons à partir de la réception de La structure des révolutions scientifiques de Kuhn dans la sociologie.


Paradigme et communauté


A partir de Kuhn, on peut faire correspondre la communauté scientifique avec le paradigme auquel elle se réfère. Un paradigme est ce que les membres d’une communauté scientifique ont en commun et, réciproquement, une communauté scientifique se compose d’individus ou de groupes d’individus qui se réfèrent au même paradigme. L’essentiel de l’activité scientifique, pendant la période que Kuhn appelle « science normale », est de résoudre des énigmes, ce qui implique l’adhésion préalable à un paradigme. Ainsi, les scientifiques dont les recherches dépendent du même paradigme adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique scientifique. Chaque paradigme représente donc un vecteur de conformité dans la mesure où il définit les limites légitimes à l’intérieur desquelles doit s’exercer la pratique scientifique.

On peut identifier quatre impératifs techniques et cognitifs à l’oeuvre dans un paradigme :

  1. les lois scientifiques : le respect des lois scientifiques aide à formuler les énigmes et à limiter les solutions acceptables
  2. les impératifs instrumentaux : le respect de ces impératifs oriente les scientifiques dans l’usage de telle ou telle instrumentation
  3. les impératifs scientifiques : ils définissent la nature des entités qui existent ou non dans l’univers et contribuent à déterminer la méthodologie scientifique
  4. les impératifs de compréhension : ils poussent le scientifique à se préoccuper d’éclairer la portée de l’ordre qui l’entoure comme à analyser certains aspects particuliers de la nature

Ainsi, l’unité paradigmatique d’une communauté scientifique n’est pas réductible à un ensemble clairement défini de règles, mais elle implique également l’usage de modèles cognitifs tacites. Chaque communauté apparaît alors comme un îlot informatif, normatif, sémantique et ontologique.


La nature de la formation scientifique


D’après Kuhn, la formation scientifique se fait par les manuels, dont la particularité tient à ce qu’ils traitent généralement non pas d’un sujet abordé sous différentes perspectives, mais regroupent des solutions concrètes auxquelles la communauté des chercheur-euse-s a antérieurement conféré le statut de paradigme.

À travers l’utilisation renouvelée de ces ouvrages est assurée la reproduction d’une sous-culture scientifique par la transmission a-critique des éléments constituants du paradigme dominant parmi lesquels terminologies, méthodologies et théories.

Pendant la période de science normale, il semble y avoir un dispositif institutionnel particulièrement dogmatique destiné à équiper les étudiant-e-s de connaissances limitées mais efficaces. L’efficacité de la recherche normale repose ainsi en grande partie sur le caractère autoritaire de la période de formation qui la précède.


La communauté scientifique comme communauté perceptive

En faisant du paradigme et de son évolution une variable déterminante dans l’appréhension scientifique du réel, Kuhn propose une théorie évolutive des caractéristiques perceptives de la communauté scientifique. À chaque phase de l’organisation collective de la science correspond une structuration particulière du champ visuel :

  • phase pré-paradigmatique où le champ perceptif n’est pas encore complètement organisé
  • science normale où se structure le champ perceptif
  • crise avec une perturbation notable du champ perceptif
  • changement de paradigme avec une substitution brutale d’un champ perceptif à un autre
Ainsi, avec Kuhn et son concept de paradigme, on voit que la science est une activité sociale : il y aurait même un rapport d’identité entre le concept de scientificité et celui de communauté scientifique.


La foudre en boule


La communauté scientifique comme unité transactionnelle



La communauté scientifique et la notion d’échange


Hagstrom souligne la diversité des principes normatifs à l’œuvre dans la communauté scientifique. Ces principes concourent à définir partiellement les modalités des comportements scientifiques mais, selon lui, ils ne peuvent pas à eux seuls rendre compte de la nature profonde des comportements. Avec Hagstrom, l’unité de la communauté scientifique n’est plus appréhendée de façon exclusive à partir de concept de norme dans une dimension morale ou technico-cognitive, mais dans une rapport étroit avec la notion d’« échange » orienté vers la satisfaction d’intérêts. Ainsi, la communauté scientifique se structure sur la base d’échanges – de quel type ?

La motivation des scientifiques est d’accroître sans cesse leur reconnaissance sociale, celle de l’institution scientifique est d’obtenir en échange de l’allocation de cette reconnaissance une extension des connaissances scientifiques. Pour résumer, les scientifiques produisent de la connaissance en vue de la reconnaissance tandis que l’institution produit de la reconnaissance en vue de la connaissance. De la convergence de ces attentes dépend étroitement l’existence de la communauté scientifique, qu’on peut alors définir comme l’organisation dans laquelle les individus ou les groupes échangent avec plus ou moins de réussite des biens symboliques dont ils ont besoin pour défendre leurs intérêts spécifiques.

Pour Hagstrom, la communauté scientifique est une institution autonome par rapport au reste de la société et elle dispose de diverses stratégies pour prévenir sa propre désorganisation, grâce aux autorités qui contrôlent l’accès aux réseaux de communications scientifiques. Il y a donc un contrôle social interne à la science, d’où l’influence des relations sociales dans la recherche. Hagstrom théorise la reconnaissance par les pairs comme motivation première de tout-e scientifique. Pour lui, les scientifiques acceptent de se conformer aux normes de leur communauté non pas du fait de leur désintéressement, mais, au contraire, parce qu’ils et elles associent étroitement leur intérêt personnel à l’assentiment des pairs.

En bref, le lien qui unit le·a scientifique à sa communauté est de nature transactionnelle : il consiste à échanger de l’information contre de la reconnaissance. Parce que les scientifiques désirent la reconnaissance, ils adoptent les buts et les normes de la communauté scientifique. Un tel contrôle renforce et complète le processus de socialisation de la science.

Le « champ scientifique »


Bourdieu propose une première radicalisation sociologique de la conception transactionnelle de la communauté scientifique. Il propose l’alternative suivante :

  • soit le·a sociologue considère la communauté scientifique comme fondée sur des normes sociales et des valeurs ; iel est alors victime de l’idéologie professionnelle du milieu scientifique observé
  • soit iel se détourne de l’approche normative de la science et perçoit alors la réalité profonde de la communauté scientifique, à savoir un marché de biens symboliques sur lequel s’opposent des individus et des groupes d’individus cherchant à maximiser leurs profits symboliques.

Pour Bourdieu, la communauté scientifique est un champ social. Dans ce système de relations objectives les individus et les groupes entrent en concurrence pour obtenir le monopole de l’autorité scientifique, c’est-à-dire un pouvoir relatif sur les mécanismes du champ scientifique associé à une forme spécifique de capital social.

Semblable à l’entrepreneur capitaliste, le·a scientifique cherche à innover mais dans un domaine et avec des méthodes choisis en fonction de leur rentabilité prévisible étant données les informations disposées quant à l’état du marché. Les échanges dans le champ scientifiques sont spécifiques sous plusieurs aspects :

  • l’échange information/reconnaissance s’apparente à une lutte au cours de laquelle des individus tentent de faire admettre à leurs concurrent·e·s la valeur de leur propre théorie
  • l’enjeu de cette lutte ne se limite jamais à la théorie examinée : elle engage la définition même de la science sur laquelle repose cette théorie, définition qui correspond aux intérêts spécifiques de la personne qui la produit
  • tout·e scientifique étant à la fois juge et partie, il n’existe aucune instance neutre permettant de partager rationnellement les concurrent-e-s : la suprématie d’une définition de la science sur une autre est toujours la conséquence d’un rapport de force entre deux groupes aux intérêts différents

Pour Bourdieu, l’expression du désintéressement du scientifique est une stratégie de second ordre. Le marché des biens scientifiques qu’il théorise ne laisse aucune place à la morale : si le scientifique se dit désintéressé, c’est pcq il sait qu’il a intérêt au désintéressement.


La lutte est toujours celle des dominant-e-s et des dominé-e-s, c’est-à-dire de groupes d’individus inégaux du fait de leurs positions différentes dans la structure de la distribution du capital scientifique. Les dominant-e-s sont voué-e-s à assurer la reproduction de l’ordre établi ; les dominé-e-s (c’est-à-dire les nouveaux-elles entrant-e-s dans le champ) privilégient des stratégies de subversion propres à renverser le rapport de force. Dans un cas comme dans l’autre ces stratégies n’ont aucune valeur intrinsèque : elles ne sont que la justification scientifiquement masquée de l’état particulier des institutions scientifiques avec lesquelles les scientifiques ont par principe parties liées.


Les « cycles de crédibilité »


À partir du travail de Bourdieu, Latour et Woolgar proposent la théorie de la crédibilité. Pour Latour, la sociologie de Bourdieu permet de rejeter l’illusion selon laquelle la communauté scientifique reposerait sur les principes de rationalité et de désintéressement. Mais cette théorie est pour lui insuffisante, notamment parce qu’elle ne fait aucune référence au contenu de la science produite par les scientifiques. Ainsi, les deux sociologues proposent de remplacer la notion d’autorité scientifique par celle de crédibilité.

En effet, lorsqu’on demande à des scientifiques de décrire leur comportement, iels utilisent fréquemment des analogies économiques (« investissement », « rapporter », « coût », etc.) : iels mettent à l’occasion dans le même panier les chiffres de données, les orientations à prendre et leur carrière. La notion de crédibilité exprime cette connectivité entre les facteurs internes et externes. Elle s’applique à la fois à la substance de la production scientifique et à l’influence d’éléments externes comme les financements ou les institutions en jeu. Elle s’applique aux stratégies d’investissement des chercheur·euse·s, aux théories épistémologiques, au système de reconnaissance scientifique et à l’enseignement scientifique.


Pour Latour et Woolgar, il s’agit de faire la distinction suivante :

  • crédit-reconnaissance : on a le crédit-reconnaissance d’une part, c’est-à-dire la reconnaissance sociale (ou autorité scientifique chez Bourdieu), mais qui est un phénomène secondaire ;
  • crédit-crédibilité : on a le crédit-crédibilité d’autre part, qui est une catégorie plus large ; son accumulation s’apparente à un cycle, dans la mesure où ce qui intéresse fondamentalement les scientifiques, c’est la possibilité d’assurer la conversion des éléments dont iels disposent (données, articles, moyens humains, techniques, financiers, etc.) les uns dans les autres, selon une modalité globalement circulaire, et d’assurer l’extension de ce cycle de reconversion.

Ainsi, les scientifiques investissent en crédibilité là où iels espèrent la rentabiliser.

En usant d’une notion aussi large que celle de la crédibilité, Latour et Woolggar intègrent dans leur description la dimension technique et cognitive de la recherche. Cependant, si on les suit, la valeur intrinsèque d’une connaissance disparaît derrière sa valeur d’échange. On a donc ici une conception purement contextualiste, avec un « relationnisme » de la valeur et donc du sens des énoncés scientifiques.


Université d'Oxford


Conclusion – méritocratie ou auto-reproduction d’un groupe dominant ?



On a donc vu la complexité de la notion de communauté scientifique et de ses fondements. Les trois perspectives que nous avons explorées (la communauté scientifique comme unité normative, comme unité paradigmatique et comme unité transactionnelle) ne s’opposent pas nécessairement et peuvent permettre de saisir différents aspects du concept. À partir de ces développement, on peut s’interroger sur l’organisation socio-professionnelle de la communauté scientifique et sur sa régulation.

Il semble tout d’abord que la science consiste en une somme de communautés auto-régulées, en une somme de professions qui sont autant de structures socio-professionnelles. Dans ce cadre, des facteurs sociaux influencent l’efficacité de la recherche voire son organisation. En effet, il y aurait des formes organisationnelles différentes selon les disciplines en raison de trois facteurs intrinsèques :

  • le processus intellectuel, le type d’investigation et le matériel exigé
  • l’origine scolaire des chercheur-euse-s et le processus de socialisation dont iels viennent
  • l’histoire singulière du laboratoire

Ainsi, le corps de la science est différencié horizontalement en spécialités, en disciplines, en formes d’organisation, en profession. Mais il l’est aussi verticalement. En effet, le système de distribution de la reconnaissance crée progressivement des différences et opère une stratification au sein de la communauté scientifique, comme le montrent Cole et Cole. Les récompenses sont progressivement concentrées au niveau de l’élite scientifique. Se crée ainsi une hiérarchie à l’intérieur de l’institution, avec des strates multiples : entre jeunes et senior·e·s, entre théoricien·ne·s et expérimentateur·trice·s, entre laboratoires, universités, pays et disciplines.

Cette stratification reflète-t-elle une échelle de qualité et de performance
ou est-elle le fruit d’un mécanisme discriminatoire d’auto-reproduction de l’élite ?

La reconnaissance attire la reconnaissance : par ce mécanisme, les scientifiques qui accumulent les formes de reconnaissances tendent à former une élite. Celle-ci attire vers elle les flux de ressources nouvelles, elle est impliquée dans les instances décidant des orientations des investissements de recherche. La grande productivité du début de carrière de certain·e·s chercheur·euse·s leur permet d’accéder au contrôle de l’allocation des ressources et de maintenir leur avance.

Une conséquence de cette stratification sociale est d’introduire un biais dans la compétition supposée parfaite. Ceci pourrait expliquer la distribution inégale de comportements tels que les fraudes, la tendance à chercher querelle pour des questions de priorité ou, au contraire, à faire preuve de noblesse et de courtoisie. Si tou·te·s les chercheur·euse·s n’agissent pas de la même manière, c’est peut-être parce qu’iels ne sont pas dans la même position les un·e·s par rapport aux autres. Ainsi, le comportement des scientifiques serait lié à leur position dans l’échelle sociale de la science et la méritocratie pêcherait par les avantages cumulatifs qu’elle offre à celleux qui sont déjà arrivé·e·s.

Enfin, force est de constater que la science ne se présente pas comme un bloc cohérent et homogène dans ses interactions avec la société. Elle est composée notamment d’expert·e·s, en interaction avec les autres parties de la société. Aujourd’hui, les scientifiques interviennent dans les entreprises et dans les processus de décisions nationaux et internationaux (comme on le voit actuellement avec la question du réchauffement climatique). Les pouvoirs publics et privés investissent de plus en plus dans la recherche, pour des missions et des programmes préalablement définis et orientés, et la part de la recherche appliquée s’accroît. Ainsi, les objectifs poursuivis par les un·e·s et les autres peuvent être différents et le travail ne pas se traduire uniquement par des publications académiques. On voit ainsi la complexité du corps de l’institution et la multiplicité des buts que la communauté scientifique poursuit.




[étude bibliographique analysée avant la mobilisation contre la LPPR.
La plupart des enjeux de cette mobilisation sont cependant bien présents]




Bibliographie



BOURDIEU, P., « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison », Sociologies et société, vol. 7, 1975.

COLE, S., COLE, J., Social stratification in science, Chicago, University of Chicago Press, 1973.

DUBOIS, M., Introduction à la sociologie des sciences, Paris, PUF, 1999.

HAGSTROM, W., The scientific community, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1965 ; repr. Arcturus Book Edition, 1975.

KUHN, T. La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008

LATOUR, B., WOOLGAR, S., Laboratory life. The construction of scientific facts, Sage Publications, 1979 ; trad. franç. La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988.

MERTON, R. K., « Science and technology in a democratic order », Journal of Legal and Political Sociology, 1, 1942, repris sous le titre de « The normative structure of science », dans MERTON, R. K., 1973.

MITROFF, I., The subjective side of science : A philosophical inquiry into the psychology of the Apollo Moon scientists, Amsterdam, Elsevier Scientific Publishing Company, 1974.

VINCK Dominique, Sociologie des sciences, Paris, Armand Colin, 1995.

ZUCKERMANN H., MERTON, R. K., « Age, aging and age strcuture in science », dans RILEY, M., JOHNSON, M., FONER, A. (eds), A sociolohy of age stratification, New York, Russel Sage Fondation, 1972 ; repris dans MERTON, R. K., The sociology of science. Theoretical and empirical investigations, Chicago, The University of Chicago Press, 1973, p. 497-559.





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