Inégalités scolaires : cinq mois de déscolarisation pour des conséquences qui ne se mesurent pas encore


Effervescence de vie dans les rues des différentes villes françaises. Les bars enfin réouverts, étudiants et actifs s’entassent sur autour des tables trop serrées, heureux de profiter des joies des discussions autour d’un verre. La vie économique a repris un rythme presque habituel, l’époque où l’on trinquait derrière son écran semble bel et bien révolue. Pourtant les domaines de l’éducation et de la culture marchent toujours au ralenti : priorités d’un modèle où les maîtres mots sont « croissance » et « profit ». Mais ce que les Français oublient trop souvent, c’est que « croissance » et « profit » ne peuvent être mesurés qu’en terme de PIB. La croissance de nos enfants par exemple, dans tout ça, qu’en fait-on ?


Pour le pays de l’OCDE où les inégalités de résultats scolaires entre les élèves venant de milieux favorisés et ceux venant de milieux défavorisés sont les plus importantes[1], cette crise sanitaire ne va certainement pas permettre d’améliorer la situation.
Bien que timidement certaines classes réouvrent, la plupart des enfants (école primaire, collège et lycée) ne remettront pas les pieds dans leur établissement d’enseignement avant la rentrée de septembre. Le rapport avec les inégalités ? Tout d’abord, le taux d’enfants ayant la chance de retourner à l’école depuis le 28 mai varie selon les régions. Le ministère de l’éducation nationale indique que la quasi-totalité des écoles primaires ont accueillent à nouveaux les enfants dans les régions de l’ouest et du sud-est de la France, ainsi qu’à Paris ou dans les Hauts-de-Seine. Dans le Nord, c’est le cas pour seulement 49%, tandis qu’en Seine-Saint-Denis, 69% des établissements sont concernés. Et ces chiffres masquent une seconde réalité : le nombre d’élèves accueillis au sein de ces classes. Entre 40 et 50 % des élèves du primaire sont accueillis en Bretagne, en Savoie ou en Aveyron, contre 20 % à Paris ou en Gironde, mais seulement 4 % dans le Haut-Rhin, 8 % en Seine-Saint-Denis et 7 % dans le Val-d’Oise.
C'est dans une tribune publiée sur Libération le 8 juin 2020[2], que Camille Peugny et Philippe Coulangeon tirent la sonnette d’alarme : une rupture si longue avec les bancs de l’école risque pour nombre d’élèves venant de milieux où les parents ne peuvent assurer la continuité de l’apprentissage d’avoir des conséquences désastreuses.
Ils font notamment référence aux études menées en 1996 par Cooper, Nye, Charlton, Lindsay et Greathouse[3]. Ceux-ci ont démontré qu’un temps long passé hors du système scolaire entraîne des baisses de compétences cognitives qui rendent beaucoup plus difficile la reprise d’une activité intellectuelle.
Et comme Bourdieu et Passeron l’indiquaient[4], l’école enseigne une culture beaucoup plus proche de celle des classes les plus aisées de la société que de celle des classes populaires. Les familles de cadre sont donc plus à même de proposer à leur(s) enfant(s) un rythme, des activités et des manières d’être qui se rapprochent de celles qu'ils pratiquent à l’école, afin que la reprise se fasse dans les meilleures conditions. Ce qui n’est pas le cas des familles où les parents ont eux-mêmes eu des difficultés à l’école durant leur enfance, la quittant parfois le plus tôt possible pour se trouver un emploi dans la vie active.
Ainsi, le processus très précoce qui concourt à un tri social à l’école[5] risque d’être renforcé encore plus à l’issue de la crise : enfants favorisés s'en sortiront sans trop de séquelles, l’épisode restera anecdotique pour eux dans la plupart des cas (sur le plan scolaire, bien sûr) tandis que pour les autres, des conséquences durables pourraient apparaître.
Il en va de même pour les étudiants. Certains passent leur journée devant les écrans (surtout les élèves de classes préparatoire), ce qui avouons-le n'est pas très agréable ni très bon pour le corps (remercions au passage les filtres de lumière bleue). Mais c'est déjà mieux que d’être lâché dans la nature (ou plutôt devrais-je dire dans un studio de 11m2) comme le sont de nombreux autres jeunes (la plupart étudiants de fac). Les conséquences risquent donc d’être relativement les mêmes que chez les plus jeunes élèves (rappelons que 75% des étudiants de classe préparatoire ont un parent cadre supérieur, tandis que les élèves de fac sont plus nombreux à avoir des parents ouvriers ou employés).
Pourtant, qu’ils soient étudiants de prépa ou de fac, ils n’ont pas besoin des bancs de l’école pour partager des moments ensembles puisqu’ils se sont pour la plupart retrouvés depuis le début du déconfinement. Ce qui est tout à fait compréhensible car l’homme est un animal social, et deux mois sans contact humain a sacrément pesé sur le moral de nombre d'entre eux. Car là n’est pas le sujet, mais la crise sanitaire du Covid19 aura également une nouvelle fois démontré que la santé mentale passe toujours largement derrière la santé physique. 
Bref, tout ça pour dire que garder les universités fermées ne semble pas être le choix le plus pertinent qu’ait fait notre gouvernement cette année si son but est d'empêcher les contaminations par contacts entre les étudiants.
Quoi qu’il en soi, il est difficile de trouver un sens à cette bureaucratie française qui atteint ici des sommets. Sommets qui mettent en lumières ses lacunes et la nécessité de réfléchir à des modèles alternatifs qui permettraient à tous les enfants de s’épanouir à l’école et d’avoir réellement la chance d’occuper plus tard un poste qui leur plait, fruit de leur motivation et implication dans la société et non de la place qu’occupaient leurs parents avant eux.
Lily



[3] Cooper H., Nye B., Charlton K., Lindsay J., Greathouse S. (1996), « The effects of summer vacation on achievement test scores : a narrative and meta-analytic review », Review of Educational Research, 66 (3), 227-268.
[4] Bourdieu P., Passeron JC., Les Héritiers, ellipses, Paris, 1964
[5] Pasquali Paul, « Les mobilités sociales (entretien) », Millénaire 3-Revue de la Prospective du Grand Lyon, 2018

Aucun commentaire