Partie 2 : L’utilisation des plantes par les femmes - de la sorcellerie ?




Statue d’Hygie, déesse romaine de la guérison et de la médecine préventive. Elle tient traditionnellement un bol médicinal autour duquel s’enroule un serpent, qui symbolise le patient. Ses attributs sont aujourd’hui une des allégorie de la médecine. Le serpent, dans une posture d’animal apprivoisé, peut aussi rappeler que les guérisseuses avaient en quelques sortes apprivoisé la nature : parmi les plantes qu’elles utilisaient, certaines étaient mortelles selon leur dosage ou leur voie d’administration.

Statue de déesse, marbre, 85cm, Italie, Musée du Louvre.


« Elle observe le ciel. Mais la terre n’a pas moins son coeur. Les yeux baissés sur les fleurs amoureuses, jeune et fleur elle-même, elle fait avec elles connaissances personnelles. Femme, elle leur demande de guérir ceux qu’elle aime. » C’est ainsi que Michelet parle d’une jeune femme médiévale fictive, celle qui au cours de son livre La Sorcière passera de jeune serve timide à sorcière, en passant par guérisseuse. On a vu dans « Les représentations de la femme et de la nature : des représentations sous-tendant un rapport privilégié » que les mouvements rationalistes masculins avaient attribué aux femmes des relations étroites avec les sciences. Michelet, en homme du XIXème siècle, adhère à cette pensée qui perce ici dans sa manière de décrire les liens entre la jeune femme et les plantes qui l’entourent. Il explique de plus l’attirance supposée des femmes pour les plantes et leurs valeurs médicinales par sa volonté de préserver la santé de ceux qui lui sont chers. Le supposé instinct maternel des femmes qui les pousse à protéger et soigner les autres serait donc à l’origine des vocations médicinales des femmes. Cette image positive des connaissances botaniques féminines se renverse cependant avec l’apparition de la sorcière, qui les utilise à des fins négatives. Dans cet article, on explorera ces deux figures contradictoires, et pourtant si proches, de la guérisseuse et de la sorcière pour comprendre comment l’on a pu glisser de l’une à l’autre. 

A. La guérisseuse, figure centrale et ancestrale de la vie populaire 

Les femmes ont depuis toujours eu un rôle de soignantes
Les femmes revêtent depuis l’Antiquité le rôle de guérisseuse. La mythologie est peuplée de déesse de la guérison et de la santé, comme Sekhmet et Isis en Egypte, Anahit dans la mythologie arménienne ou bien Panacée, plus particulièrement déesse de la guérison par les plantes dans la Grèce Ancienne. En effet, un lien privilégié unirait étroitement les femmes à la nature, ce qui les rendrait plus aptes à soigner grâce aux plantes. Le savoir de la guérisseuse se construit en fonction des ressources organiques qu’elle trouve dans son environnement. Il diverge de ce fait d’une région à une autre et fait partie de la tradition populaire des villages (Broomhall Susan, 2004). En effet, la guérisseuse soigne le peuple et entretient avec lui un lien de proximité et de confiance. Au Moyen-Âge, l’individu n’est pas discerné de la masse, il fait partie d’un ensemble. Un paysan se considère comme un fragment de l’unité paysanne et non comme un corps détaché. En faisant partie du même milieu social que les malades qu’elle soigne, la guérisseuse fait partie de cette communauté. Elle est plus particulièrement importante dans la vie des femmes car elle connaît le corps féminin. Elle est sage-femme et gynécologue, pratique les accouchements et les avortements. C’est une figure ancestrale des régions rurales. Son savoir, à la fois les pratiques et les remèdes, se transmet oralement de génération en génération. Être guérisseuse fait aussi partie d’une tradition familiale (David Le Breton, 1990)


Une conception animiste de la nature

La guérisseuse porte une conception animiste de la nature. En effet, l’individu n’est pas discerné du cosmos et entretient de ce fait une relation de respect vis-à-vis de la fertilité de la Terre. La guérisseuse respecte les cycles des saisons et de la Terre et connaît les cycles solaires et lunaires. La nature est considérée comme un ensemble riche, sauvage et vivant (Burgart Goutal Jeanne, 2016). La guérisseuse utilise des plantes médicinales qu’elle cultive ou qu’elle prélève directement dans la nature. Chaque élément qu’elle utilise est associé à un mal précis par sa dimension symbolique, de même que les planètes influeraient sur le fonctionnement des organes. La guérison s’inscrit donc dans un ensemble de facteurs symboliques. (David Le Breton, 1990). La guérisseuse fabrique des médicaments à partir de ces plantes, réalise des cataplasmes, décoctions et amulettes. L’écorce de saule pilée permet par exemple de faire passer les douleurs (Yvan Brohard, 2017).

B. La guérisseuse devient sorcière : une appropriation masculine du discours sur le corps féminin ?

La sorcière médiévale, soumise aux persécutions religieuses
Tout comme la guérisseuse, avec laquelle elle partage un savoir botanique empirique acquis de génération en génération, la figure de la sorcière apparaît dès l’Antiquité. C’est alors une femme qui fabrique des philtres, entre en contact avec les morts ou prédit l’avenir. On peut alors la rapprocher de la figure de la Sibylle. Ces prêtresses gréco-romaines prédisaient l’avenir, sous des formes énigmatiques et confuses, après avoir mâché des feuilles de laurier. Mais quand on évoque les sorcières aujourd’hui, on pense bien plus à la sorcière médiévale, victime de l’Inquisition catholique aux XIVème et XVème siècles. C’est une bulle papale des années 1230 qui affirme l’existence de cérémonies secrètes vouées au diable organisées par des sorciers et sorcières. En 1327, le pape Jean XXII fait d’eux des hérétiques. Cette prise de position de la papauté entraîne des vagues de persécutions contre les sorcières (sur dix personnes poursuivies, entre sept et huit sont des femmes) qui ne s’éteindront que peu à peu au cours du XVIIème siècle. A ces sorcières médiévales, on adresse le reproche de s’être vendues au diable. Ce sont donc des persécutions religieuses. Elles sont notamment accusées de provoquer toutes sortes de maux grâce à leurs connaissances botaniques. Ainsi, certaines auraient administré de la belladone à des parturientes afin de les rendre moins sensibles à la douleur le temps de l’accouchement. On voit déjà comment cette utilisation des plantes a pu valoir aux sorcières une mauvaise image auprès de l’Eglise. En effet, dans la Bible, Eve, chassée de l’Eden est condamnée à « enfanter dans la douleur ». Est-ce bien permis d’aller contre la parole divine et de tenter d’atténuer les souffrances des parturientes ? L’Eglise, elle, condamne fermement cette pratique. Et c’est pourquoi l’on estime que de nombreuses sages-femmes et matrones ont été dénoncées et brûlées comme sorcières. Le théologien et inquisiteur allemand du XVème siècle Jakob Sprenger se félicite tout particulièrement d’en avoir envoyé des centaines au bûcher (Michelet, 1966).

Le corps féminin  comme objet de discours scientifique
Mais pourquoi tant d’animosité envers ces femmes détenant un savoir empirique utile ? En fait, il s’agit de parfaire la domination masculine en plaçant les corps mêmes des femmes sous le contrôle des hommes. Ainsi, les décoctions abortives dont les dites sorcières possèdent les recettes disparaissent-elles avec elles. Et quel meilleur moyen de contrôler les femmes que de les asservir à une fonction reproductrice impossible à maîtriser ? De plus, la disparition massive des matrones et sages-femmes et la relégation de celles épargnées à une simple fonction d’accompagnatrice du médecin permettent aux médecins de reprendre la main sur les soins et la science du corps féminin. En condamnant les guérisseuses pour sorcellerie, l'Eglise a laissé la place libre à la médecine des Temps modernes et du long XIXe siècle, une médecine pratiquée exclusivement par les hommes et considérant le corps de la femme comme perpétuellement malade, instable et fragile (Dorlin, 2019).



Bibliographie


Pour la figure de la guérisseuse



Broomhall, S. (2004). Women's medical work in early modern France. Manchester University Press

Burgart Goutal, J. (2016). Amazones et sorcières : Deux récits d’origine dans la pensée écoféministe. Journées d’étude de l’Association Charles Gide : Fictions originelles, états hypothétiques et conjectures historiques dans la pensée économique.

Starhawk. (2003). Femmes, Magie et Politique. Empêcheurs de penser en rond.

Brohard, Y., & Sionneau, S. (2017, mars 15). La médecine populaire—Ép. 3/4—Histoire des remèdes et des médicaments. In La Fabrique de l’histoire. https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/histoire-des-remedes-et-des-medicaments-34-la-medecine-populaire


Pour la figure de la sorcière


Bechtel, G. (1997). La sorcière et l’Occident : La destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers. Plon.

Chollet, M. (2018). Sorcières. Zones.

Dorlin, E. (2019). La Femme, possédée ou malade ?. In Peut-on échapper à la domination masculine ? (p.51-53). Hors-série L’OBS n°107.

Michelet, J. (1966). La Sorcière. Flammarion.

Ostorero, M. (2019). La sorcière, le diable et l’inquisiteur. In L’Inquisition contre les sorcières, un féminicide ? ( p. 36-41). L’Histoire n°456.

Porret, M. (2019). L’Europe des 100 000 bûchers. In L’Inquisition contre les sorcières, un féminicide ? ( p. 36-41). L’Histoire n°456.

Pour en lire un peu plus sur ce projet :


Partie 1 : Les représentations de la femme et de la nature : des représentations sous-tendant un
rapport privilégié

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