Partie 1 : La Tulipomanie, coup de foudre légendaire


Une satire de la tulipomanie, par Jan Brueghel le Jeune (1640)
Introduite à la fin du XVIe siècle aux Provinces-Unies, la tulipe fait une entrée fracassante sur les marchés de bulbes néerlandais au début du XVIIe siècle, créant ce qui est aujourd'hui connu comme la première bulle spéculative de l'histoire. Cet épisode marque le début de la relation privilégiée qui persiste jusqu'à nos jours entre le peuple néerlandais et la tulipe.


Un contexte propice aux prémices d’une histoire d’amour

Les Provinces-Unies, cœur de l’Occident libéral

Le XVIIe siècle est connu sous le nom du « siècle d’or néerlandais » : la république des Provinces-Unies, dans laquelle règne une liberté de culte et d’opinion, est alors la première puissance commerciale au monde, devant la France et l’Angleterre. Le commerce maritime, grâce à la Compagnie néerlandaise des Indes orientales notamment, y est extrêmement important et la flotte commerciale des néerlandais leur permet d’échanger de nombreux biens avec les régions environnantes, particulièrement des produits de luxe, comme des épices ou des espèces végétales étrangères.  C’est aussi dans ce pays que se développent les premiers marchés financiers de l’histoire, avec un système boursier en avance de plusieurs décennies sur ceux des voisins européens. La tolérance religieuse y est d’ailleurs pour beaucoup, dans la mesure où elle a entraîné une immigration massive de protestants, faisant du calvinisme le culte dominant. Or, selon la thèse de Max Weber, le calvinisme, notamment par le biais de la doctrine de la prédestination, favorise le commerce, l’économie, et globalement l’esprit capitaliste libéral. Ce contexte économique jouera évidemment un grand rôle dans l’émergence de la Tulipomanie. Un autre élément, bien plus funeste, aura un impact majeur sur la bulle spéculative de 1637 : c’est l’épidémie de Peste, qui ravage tout au long du XVIIe siècle la population néerlandaise, favorisant les attitudes désespérées et excessives de spéculation.



   EMMETT, Ross B., Great Bubbles, London, Pickering & Chatto, 2000.
   WEBER, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, France Loisirs, 1990.




Embarquement du vaisseau des Indes, Hendrick Cornelisz

La tulipe, sublime ambassadrice des richesses d’Orient

Si la rencontre a été facilitée par le contexte économique, sanitaire et social, c’est au charme de la tulipe qu’elle doit son explosivité. Ramenée d’Orient par la vaste flotte de navires commerciaux, la tulipe prend ses premières racines dans le sol néerlandais en 1593, mais reste anonyme quelques temps, étant seulement connue dans les milieux universitaires. Le peuple néerlandais se passionne cependant, dès le début du XVIIe siècle, pour la création d’hybrides et de nouvelles espèces. Ainsi, de nombreuses variétés de tulipes voient le jour et les tulipes apparaissent sur les marchés. Dans cette variété se crée une hiérarchie, qui suit principalement des critères de beauté et de rareté. Les espèces les plus convoitées sont les « Broken Tulips », dont les pétales sont bicolores, car infectées par un virus (ce détail n’étant pas connu à l’époque). Posséder un spécimen d’une espèce rare devient un signe extérieur de richesse : la tulipe est devenue un produit de luxe. En outre, la difficulté de reproduire et cultiver ces espèces hybrides sous le climat néerlandais, loin d’être celui de Constantinople, permet de maintenir la rareté des fleurs et des bulbes, et donc d’en préserver l’exclusivité. Ainsi, dès le début du XVIIe siècle, c’est une réelle histoire d’amour qui se développe entre le peuple néerlandais et la Tulipe ; elle atteindra son sommet en 1637, sous la forme d’une bulle spéculative sans précédent. Mais, si cette histoire est réelle, ses narrateurs en ont tellement tiré les traits qu’elle en est devenue une légende.


  GOLDGAR, Anne, Tulipmania : Money, Honor, and Knowledge in the Dutch Golden Age, Chicago, University of Chicago Press, 2008.

 Un spécimen de « broken tulip »

Il était une fois… la Tulipomanie

Une rencontre explosive

Comme nous l’avons dit, une réelle passion pour les fleurs exotiques naît aux Provinces-Unies dès le début du XVIIe siècle. Il semble pourtant que le coup de foudre (dans un premier temps économique) avec la tulipe ait eu pour cause une demande croissante de ces dernières en France : il est alors en vogue pour les françaises de porter des tulipes sur leurs robes. Les hommes fortunés se démènent donc pour leur offrir le spécimen le plus rare et le plus exotique, dans une démarche de séduction. Le foyer occidental des bulbes exotiques étant la république des Provinces-Unies, c’est principalement là que la demande croissante à son effet sur les ventes. Ainsi, alors que jusque-là le marché des bulbes de tulipes était réservé aux professionnels qui les cultivaient, il s’ouvre au public en 1634, laissant place à des attitudes de spéculation par des particuliers ne possédant ni-même ne désirant posséder des tulipes : ils achètent et vendent les tulipes dans une perspective de profit, semblable à celle que l’on retrouve aujourd’hui sur les marchés financiers. Les nouveaux « traders » se retrouvent bientôt dans de nombreuses tavernes, au sein de groupes qui portent le nom de « collèges », et qui définissent certaines règles concernant la spéculation. Des crédits sont même accordés aux moins fortunés pour qu’ils puissent participer à cette activité populaire. Cette pratique prend toute son ampleur à partir de la fin de l’année 1636, et atteint son paroxysme en février 1637 : les prix des contrats pour les ventes du printemps prochain (les bulbes ne pouvant être échangés qu’au printemps) sont multipliés par six en moins d’un mois pour certaines espèces de tulipes. Mais alors, le printemps approchant, et certains réalisant peut-être la démesure des prix pour un simple bulbe de Tulipe, la demande s’écroule et les prix suivent, subissant une chute phénoménale, plus brutale encore que ne l’a été leur hausse. La bulle a éclaté.


  DASH, Mike, Tulipomania : The Story of the World’s Most Coveted Flower and the Extraordinary Passions It Aroused, London, Phoenix, 2010.


Prix des bulbes de l’espèce Gudda entre décembre 1635 et février 1637


Une histoire trop belle pour être vraie

La réalité de cet épisode historique est avérée. Cependant, alors qu’on la qualifie aujourd’hui de première bulle spéculative de l’histoire, et qu’on s’en sert surtout pour démontrer l’irrationalité des marchés financiers (quel être rationnel achèterait une fleur au prix d’une maison ?), il convient d’en relativiser l’ampleur et surtout l’impact. En effet, l’histoire est connue aujourd’hui principalement grâce à un homme : un journaliste britannique du nom de Charles Mackay, qui s’est servi de la tulipomanie en 1841 dans un ouvrage sur la psychologie des foules pour mettre en lumière la « folie des masses ». C’est réellement cet ouvrage, publié un siècle après l’épisode en question, qui a permis à la tulipomanie de passer à la postérité. Or, il suffit d’en lire le titre pour comprendre qu’il n’est pas des plus objectifs. De même, si on analyse les sources de ce dernier, on voit qu’elles sont très peu variées, et qu’elles consistent principalement en des pamphlets commandés par le gouvernement, dans un objectif de propagande anti-spéculative. Ces derniers visaient donc eux-mêmes à mettre en exergue l’irrationalité des acteurs de telles pratiques. Il semble donc que les prix rapportés de certains bulbes de tulipes soient bien réels, mais que l’importance des pratiques de spéculation ait été exagérée. D’autant plus que cette « tulipomanie » est célèbre aujourd’hui, mais qu’elle est très rarement mentionnée dans les ouvrages d’économie de l’époque. On peut donc se douter que l’impact de l’éclatement de la bulle sur l’économie globale néerlandaise a été minime. Ceci s’explique d’ailleurs surement par la législation néerlandaise en vigueur au début du XVIIe siècle, qui rendait illégaux certains types de marchés financiers, dont celui des bulbes de tulipe. Ainsi, lorsque la bulle a éclaté en 1637, la grande majorité des contrats de vente des bulbes ont été répudiés par les autorités, et remplacés par un dédommagement du vendeur représentant une fraction du prix prévu de la vente (aux alentours de 3%). Les contrats étant des contrats à terme (fixant les termes d’une transaction ultérieure), on peut imaginer qu’aucun bulbe n’a réellement était vendu aux prix affichés sur les contrats de février 1637. Les pertes (et les gains) des individus ont donc été largement inférieurs à ceux que l’on peut imaginer en regardant simplement les courbes de prix, qui représentent les contrats et non les transactions réelles.


  DASH, Mike, YNCHBOAT, Arthyr G.H,  La tulipomania : l’histoire d’une fleur qui valait plus cher qu’un Rembrandt, Paris, JC Lattès, 2006.
  MACKAY, Charles, Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, Petersfield, Harriman House, 2003.
  GARBER, Peter, Famous First Bubbles, Cambridge (Mass), MIT Press, 2000.

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