Partie 1 : Les peuples du Sahel, détenteurs de techniques traditionnelles




    Afin de comprendre les enjeux liés à l’indigo dans la zone sahélienne, il convient de s’intéresser aux relations qu’ont les peuples du Sahel avec le désert, et des causes qui les poussent à s’approprier les ressources naturelles.

A) Des aspects de la cohabitation avec les produits de la nature

Le Sahel, une zone rurale...
Le nom Sahel provient d’un terme arabe « rivage », cet espace désigne « la zone éco-climatique qui traverse toute l’Afrique moyenne, au nord de l’équateur, entre le désert proprement dit, c’est-à-dire le Sahara, et la savane de type soudanien. » (Monod, 1994). C’est une région aux contraintes climatiques fortes, caractérisée par une très courte saison des pluies de juillet à septembre. La population sahélienne est essentiellement rurale, jusqu’à 80 % au Niger, avec une forte sédentarisation au Sud contre un relatif nomadisme à la lisière du Sahara. Cependant, on discerne une tendance à la sédentarisation.
Les familles vivent d’agriculture de subsistance souvent associée à une agriculture commerciale comme des arachides.

...soumise à des contraintes géographiques qui poussent son intégration dans des réseaux d’échanges...
Si la zone nomade du Sahel est une zone dépourvue de champs cultivés, elle est riche en graminées sauvages, qui présentent un bon complément alimentaire. Pour pallier à certains manques d’apport nutritif, les peuples nomades procèdent à des échanges pour constituer un apport en mil, nécessaire pour une alimentation convenable. La culture du mil est cependant limitée par des aspects géologiques et climatiques, et ne peut donc se faire au Nord (en terrain saharien) ou aux mêmes latitudes que la zone sahélienne. Ainsi, les nomades se tournent vers des zones plus au sud qui permettent l’exploitation et la culture du mil dont ils dépendent de plus en plus (Bernus, 1967).
Pourtant, la culture du mil s’étend de plus en plus vers le Nord, ce qui rapproche les zones d’échange des terrains de nomadisation. Cela a pour effet une sédentarisation progressive des peuples du Sahel. Cette sédentarisation, fut-elle infime, implique une redéfinition des usages de l’espace, mais pas nécessairement des rapports entretenus avec la nature et ses produits (Gagnol, 2006).

...sans pour autant modifier le lien encore intime fort avec la nature et ses produits.
Chez les peuples nomades, les produits naturels sont la principale source d’apport en ressources alimentaires, médicinales et commerciales. En effet, les nomades ne cultivent pas, mais les récoltes spontanées offertes par les milieux font d’excellents compléments alimentaires au mil, acheté avec la récolte de la brousse. Ainsi, de nombreux plats traditionnels trouvent leur point de départ dans les produits non cultivés. Par ailleurs, les produits végétaux et minéraux composent une grande pharmacopée, ce qui permet ici aussi une indépendance vis-à-vis des échanges avec une industrie extérieure. Enfin, tout le matériel de campement (tentes et piquets de tente, récipients et plats de bois, calebasses ou même brosse à dent) est fabriqué avec des produits locaux, et se voit parfaitement adapté pour le climat. De plus, si les plats traditionnels proviennent de produits non-cultivés, il en va de même pour les matières premières des vêtements. Dans les terres nomades yorubas, on trouve en quantité coton et indigotier, ce qui pourrait être à l’origine de l’utilisation ancestrale de ces matières dans les vêtements indigo. 


B) Techniques traditionnelles - la modification des matières naturelles

La récolte et la préparation des plantes tinctoriales
En pays nomade, l’immense diversité des espèces tinctoriales et leur omniprésence amène à la conception d’un grand savoir-faire quant à la récolte, la transformation et l’utilisation des pigments naturels présents dans le milieu sahélien. Leur présence spontanée en quantité variée permet une conception poussée de la teinturerie et des techniques qui l’accompagne.
    Les feuilles, fleurs, tiges et racines contenant la précieuse couleur proviennent majoritairement de la cueillette, et leur usage est souvent restreint au lieu de pousse des plantes dont elles sont issues. Après récolte, les végétaux sont directement transformés, ou bien sont stockés pour une utilisation future. Les techniques de transformation en matière colorante sont propres à chaque espèces, et vont de la macération et la décoction à l’ébullition, et par la fermentation, par le séchage ou encore le pilage. Les produits de ces transformations sont alors mis au service d’un long procédé de teinture pour les textiles (qui passe par un mordançage naturel), de tannage pour les cuirs, mais aussi de décoration des corps qu'elle soit temporaire ou permanente à travers les tatouages. Les couleurs obtenues sont si variées qu’il devient évident qu’une liste exhaustive ne peut être dressée.

Des techniques spécifiques à l’indigo
    Pourtant, une couleur prime sur les autres et domine par sa profondeur. Il s’agit de la teinte issue de l’Indigofera tinctoria, qui parmi toutes les espèces d’Indigofera, donne le pigment le plus intense. Les techniques d’extraction de l’indigo sont multiples. Elles reposent souvent sur la fermentation anaérobie. Dans tous les cas l’objectif est de produire la molécule d’indigotine responsable de la couleur bleu à partir de l’indican contenu dans les feuilles. Cette molécule est particulièrement concentrée dans les jeunes feuilles. La réaction chimique est divisée en deux phases, l’indican est transformé en indoxyle par hydrolyse (jaune verdâtre) sous l’action d’une enzyme. Puis, une oxydation modifie cette molécule en indigotine bleue foncée. Cette molécule est particulièrement adaptée à la teinture car elle est très soluble dans l’eau.
Le « batik » est une technique de teinture à l’indigo, utilisée dans la région de Yorubaland, introduite dans la ville d'Oshogbo en 1960. Ce mot provient du terme « titik » en Indonésien, qui signifie un point, ou une goutte. Cette étymologie prend tout son sens lorsque l’on s’intéresse à la technique du batik. En effet, pour obtenir un motif sur un tissu de couleur indigo, l’artisan dessine sur le tissu encore vierge le motif qu’iel souhaite faire apparaître. Une fois fini, iel applique de la cire chaude en suivant le tracé. Iel peut appliquer plusieurs couches de cire en fonction de la quantité de pigment qu’iel souhaite laisser pénétrer le tissu, ce qui lui permet de faire varier l’intensité de la couleur et donc de donner du relief au motif. 
    Une variante du batik existe chez les Yorubas, l’adire eleko : plutôt que d’utiliser  de la cire, qui peut se craqueler en séchant et ainsi donner de mauvaises surprises lors de la teinture, iels utilisent par exemple de l’amidon de riz qu’iels appliquent sur le tissu, de la même manière qu’avec la cire.

Ainsi, la relation presque symbiotique entre les peuples du désert sahélien et les ressources naturelles qui les entourent permet d’élaborer une palette de pratiques qui leur sont propre. L’environnement et sa complexité se reflètent donc dans les techniques traditionnelles acquises au fil du temps et agissent comme garantie de l’identité des peuples nomades.




Bibliographie :

A) Des aspects de la cohabitation avec les produits de la nature
  • AREO, Margaret Olugbemisola, KALILU, Razaq Olatunde Rom. « Adire in South-Western Nigeria: Geography of the Centres ». African Research Review, vol. 7 (n°2), 2013. 
  • BERNUS, Edmond. « Cueillette et exploitation des ressources spontanées du Sahel Nigérien par les Kel Tamasheq », Cahiers ORSTOM, vol. IV, n°1, 1967, pp. 31-52.
  • BERNUS, Edmond. « Graines sauvages (cueillette en pays touareg) », Encyclopédie Berbère, vol. XXI, Edisud, 2008, pp. 3199-3208.
  • BILLAZ, René. Faire du Sahel un pays de Cocagne. L’Harmattan, 2016.
  • BA, Abdoul Hameth. (2007). « Le Sahel, bande de transition et couloir de circulation », in Acteurs et territoires du Sahel : Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires. ENS Éditions, pp. 33-46
  • GAGNOL, Laurent. (2006). « Les sociétés nomades sont-elles solubles dans la sédentarisation ? Le contre-exemple des Touaregs Kel Ewey (Aïr-Niger) ». L’Espace géographique, tome 35 (4), pp.367-378.
  • MARÉ, Nora. (2017). L’Afrique : du Sahel et du Sahara à la Méditerranée. Atlande.

B) Techniques traditionnelles - la modification des matières naturelles
  • AREO, Margaret Olugbemisola, WALE Taiwo Omisakin. « Old wine in new bottle : Analysis of the motifs of Osogbo batik », International Journal of Textile and Fashion Technology, vol.6, No. 4, 2016, p.35-54.
  • BERNUS, Edmond. « Cueillette et exploitation des ressources spontanées du Sahel Nigérien par les Kel Tamasheq », Cahiers ORSTOM, vol. IV, n°1, 1967, pp. 31-52.
  • MIÈGE, Jacques. « Couleurs, teinture et plantes tinctoriales en Afrique Occidentale », Bulletin du Centre genevois d'anthropologie, vol. 3, 1992, pp. 115-131.
  • CHEVALIER, Auguste. « Les productions végétales du Sahara et de ses confins Nord et Sud. Passé - Présent - Avenir. », Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale, n°133, 1932, p. 669-924.
  • CHIFFOLLEAU, Philippe. « Production expérimentale d’indigo de Polygonum tinctorium Aiton sur le Parc du Luberon ». Courrier scientifique du Parc naturel régional du Luberon et de la Réserve de biosphère Luberon-Lu, no 12, 2013, 28 à 39.


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