Epistémologie et philosophie des sciences : vers une compréhension du vivant #1

Partie 1 : la science comme question épistémologique

 


1) introduction à l’épistémologie

a) une double définition (française et anglo-saxonne)

> étymologie – les origines grecques du terme :
  • épistémè : la connaissance vraie, la science
  • logos : le discours, la science

L’histoire de l’épistémologie est complexe et débattue, mais globalement, elle a deux acceptions :
  • étude des sciences et de la connaissance scientifique (monde francophone)
  • étude de la connaissance en général, théorie de la connaissance (monde anglo-saxon)
On prêtera ici plutôt intérêt à la première acception.

L’épistémologie est à penser en relation avec la philosophie des sciences. Celle-ci comporte : 
  • l’épistémologie (qui traite de la justification des prétentions de la connaissance scientifique)
  • la métaphysique (qui vise à proposer une vision philosophique de l’ensemble de la nature sur la base des théories scientifiques)
Il est possible de les distinguer ainsi :
l’épistémologie des sciences se demande si les théories scientifiques sont vraies
la métaphysique des sciences considère ce que ces théories nous apprendraient du monde si elles étaient vraies


b) les champs de l’épistémologie

Les ouvrages introductifs sur la question de l’épistémologie sont tiraillés entre deux stratégies. On peut ainsi distinguer deux champs :
  • l’épistémologie générale et la philosophie générale des sciences
  • les épistémologies spéciales et philosophie des sciences spéciales [on trouvera les appellations « spéciales » ou « régionales » : elles sont équivalentes]
En effet, il y a des connaissances et des méthodes particulières à chaque science, à chaque discipline, à chaque tradition. De ce constat, on peut se poser la question de l’unité de la science.

À quoi s’intéresse l’épistémologie générale ?
  • à la pensée scientifique, au discours scientifique, aux concepts scientifiques
  • au rapport entre la science et la nature ou entre la science et la réalité en général
  • à la méthode scientifique et aux institutions scientifiques
  • à l’origine des connaissances scientifiques
  • au fondement des connaissances scientifiques
  • aux raisonnements scientifiques
  • à l’influence entre la science et la société
  • au rapport entre les théories et entre sciences
Selon les époques, on trouve différentes décompositions de la science. En effet, on peut séparer la science en :
  • deux parties : sciences et sciences humaines
  • trois parties : sciences physiques, sciences du vivant et sciences humaines
  • quatre parties : sciences formelles, sciences physico-chimiques, sciences du vivant, sciences humaines
Ces partitions peuvent apparaître comme des piliers épistémologiques : elles définissent, articulent et organisent la pensée de la science.

c) des questions épistémologiques et des critères

Traiter de la science d’un point de vue épistémologique, c’est
  • ne pas directement s’en tenir aux connaissances incluses dans une science
  • présupposer précisément une norme impliquée dans la conception de la science (c’est-à-dire ce qui est exigé pour toute « candidature »)
On s’interrogera donc, en épistémologie des sciences, à la notion de critères de scientificité.

On peut caractériser les sciences modernes par trois traits centraux :
  • la systématicité : il s’agit de réunir autant de phénomènes divers que possible sous une même explication simple en utilisant la notion de loi de la nature ;
  • l’objectivité : les théories scientifiques ne dépendent pas d’un point de vue particulier ; on essaie de faire abstraction de tout point de vue particulier, l’objectivité consistant en un point de vue de « nulle part »;
  • la méthode expérimentale : une théorie scientifique ne se borne pas à classifier les phénomènes ; elle permet des prédictions sur le comportement des phénomènes ; ces prédictions sont soumises à des tests systématiques sous la forme d’expériences scientifique.
Chacun de ces traits soulève des questions épistémologiques :
  • la systématicité pose le problème de l’unité et de la pluralité des sciences : quelle est la relation entre les différentes théories scientifiques ? Y a-t-il une théorie unique ou une pluralité irréductible de théories scientifiques ?
  • l’objectivité interroge l’accès cognitif à la nature : les sciences peuvent-elles révéler le caractère objectif de la nature indépendamment de notre pensée ?
  • la méthode expérimentale tente d’articuler la théorie et l’expérience : comment l’expérience peut-elle confirmer ou réfuter une théorie ? Y a-t-il une théorie unique déterminée ? 

2) la science et le sens commun

a) la distinction scientifique

De prime abord, il semble qu’on puise distinguer d’une part l’esprit scientifique du savoir ordinaire, en tant qu’il ne s’agirait pas du même type de connaissance. L’esprit scientifique et le savoir ordinaire ont ils la même attitude propositionnelle ? Ou sont ils radicalement différents ? Par exemple, quelle est la différence entre connaître les principes de la thermodynamique et savoir que l’eau boue à 100°C ?
→ la question posée est en fait celle de la coupure ou de la continuité dans la genèse du savoir scientifique : y a-t-il progression du savoir ordinaire au savoir scientifique ou bien sont ils d’ordre différent ?

Qu’est-ce que le savoir ordinaire ? On peut penser à la notion de sens commun (sensus communis) :
  • à l’origine, cette notion est liée à la sensation de la totalité du moi ; c’est le bon sens (cf. Descartes : le bon sens est « la chose du monde la mieux partagée »);
  • le sens commun n’est ni l’opinion, ni la connaissance commune, ni la doxa (entre savoir et ignorer), ni idéologie ; à l’origine, c’est une faculté commune à tou·te·s les humain·e·s : la raison elle-même ;
  • cette conception du sens commun semble constituer un argument pour la continuité dans la genèse du savoir scientifique. En effet, expliquer un phénomène en appelle à la raison elle-même, ce qui serait une tendance naturelle.
Pour autant, peut-on dire que savoir scientifique et savoir ordinaire identiques ? N’y aurait-il pas à l’œuvre deux régimes différents de discours ? Si oui, lesquels ?
Un premier élément de réponse serait de dire que la science détermine : elle délimite, fixe, établit, par exemple la cause précise d’un objet : elle formalise l’expérience, elle est une sorte de conditionnement.

Par rapport au discours commun, l’épistémologue des sciences, qui s’interroge non pas sur le savoir ordinaire mais sur le savoir scientifique, que doit se poser plusieurs questions :
  • par quelles voies a-t-on découvert telle théorie, que le sens commun pas plus que le sens scientifique des prédécesseur·euse·s n’avaient établie ?
  • quels sont les problèmes qu’on a dû résoudre ?
  • par quelles étapes de raisonnement est-on passé ?
  • quelles est la légitimité de la rationalité mise en œuvre ? quel devient le rapport de la théorie avec le réel ?


b) l’esprit scientifique

Gaston Bachelard, lui, se positionne contre la continuité entre savoir empirique pratique et savoir scientifique. Il instaure une distinction claire entre les savoirs mobilisés par nos activités quotidiennes et ceux dont les théories scientifiques ont besoin. Dans La Formation de l’esprit scientifique (Bachelard, 1938), il soutient même que le sens commun est même le plus couvent un obstacle épistémologique qui empêche le scientifique de vraiment penser ce qu’il soupçonne, donc d’abstraire.

→ pour faire de la science, pour développer son esprit scientifique, il faut donc s’abstraire de la première expérience, de la naïveté immédiate, de l’attitude naturelle 
⇒ Ainsi, les sciences progressent par ruptures successives et les différentes théories sont incommensurables entre elles (on connaît toujours contre une connaissance antérieure).
De plus, les objets scientifiques n’existent pas dans l’espace commun. On ne trouve pas, par exemple, la « racine carrée » ou la « relativité » autour de nous, comme on trouve un objet concret. Ainsi, Bachelard nous met en garde pour ne pas chosifier ou réifier les concepts comme des entités ou des substances. En effet, leur nature tient des mathématiques.
À l’inverse, le sens commun est incapable d’appréhender la nature véritable des objets scientifiques puisqu’il prétend se baser sur son expérience sensorielle banale pour le faire. Or, rien dans cette expérience quotidienne ne peut nous permettre de saisir la nature de la lumière par exemple.

[Je recommande La formation de l’esprit scientifique de Bachelard, très agréable à lire et très riche : c'est une référence en la matière. Notamment, il formule la question de l’obstacle épistémologique en mettant en évidence ce qui empêche l’esprit scientifique de se former.] 

c) la question de la responsabilité sociale

L’épistémologie et la philosophie des sciences en général sont responsables de la critique des sciences et de leurs méthodologies, grâce à un statut plus extérieur (la posture critique ne signifie pas simplement faire des reproches ; il s’agit bien au contraire de faire un pas de côté par rapport à l’objet étudié et à adopter une perspective réflexive). L’épistémologie n’est donc pas sans lien avec un certain principe de responsabilité (Jonas, 1979). Il s’agit de :
  • savoir dans quelle mesure on peut prendre les résultats comme explication véridique
  • prévenir une acceptation sans condition, prévenir d’un savoir absolument vrai (= scientisme) où la science devient une théologie rationnelle.
La science peut sembler apporter un arbitrage neutre : cela conduit à des abus sur le langage scientifique et sur la valeur objective de la science, à des fins politiques ou commerciales. Il ne faut donc pas éliminer les critères éthiques et sociaux de l’épistémologie des sciences.

Enfin, un enjeu important est celui de distinguer les sciences et leurs applications : les risques sont d’autant plus grands que les applications techniques sont complexes. L’exemple paradigmatique de cette question de l’application est celui du nucléaire.

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