Epistémologie et philosophie des sciences : vers une compréhension du vivant #2

Partie 2 : l'élaboration de la connaissance scientifique





1) la connaissance : lien au réel, lien à la vérité



a) la valeur de vérité


Avec les sciences et la tâche de l’épistémologie se pose la question du rapport entre la raison et le réel

→ quel sens une démarche rationnelle visant une connaissance du réel pourrait-elle avoir si elle ne cherchait pas à aboutir à la constitution de propositions vraies ?
→ la vérité semble jouer un rôle central dans notre appréhension du réel.
Il s’agit d’interroger la relation entre connaissance et vérité.

La connaissance se définit traditionnellement par trois conditions - c’est une croyance vraie justifiée 
  • croyance : Antoine croit que Pierre a la jaunisse
    • – X croit que p
    • [la croyance et la connaissance sont des attitudes propositionnelles : elles impliquent de dire quelque chose, d’énoncer une proposition]
  • vraie : La proposition « Pierre a la jaunisse » est vraie
    • – P est vrai
    • [la connaissance implique vérité]
  • justifiée : Antoine a une justification quant à sa croyance que Pierre a la jaunisse
    • – X a une justification quant à sa croyance de p
    • [une croyance peut être vraie sans être rationnelle et inversement, une croyance peut être rationnelle sans être vrai]

→ cette définition a été vivement critiquée et les débats sont relativement techniques et complexes.


Comment distinguer le vrai du faux ? Se poser cette question implique de savoir s’il est possible de disposer d’un critère pratique de vérité pour dire « vrai » ou « faux ». Mais qu’es-ce qui a valeur de vérité ? En effet, dans les deux énoncés suivants, ce n’est pas la même acception de la vérité qui est invoquée :

  1. Ce tableau est un vrai Magritte → il est question d’authenticité
  2. Ce fromage est un vrai camembert → il est question de conformité

Dans la majorité des cas, lorsqu’il est question de vérité et de fausseté, nous visons non des éléments constitutifs du réel ou ce réel dans son ensemble, mais ce que nous pouvons dire ou croire à leur propos. Russell dit que lorsque nous voyons briller le soleil, le soleil lui-même n’est pas vrai, mais le jugement (= la proposition, l’énoncé) « le soleil brille » est vrai : ce sont les représentations mentales et linguistiques qui sont vraies ou fausses (même si tous les énoncés ne sont pas susceptibles d’avoir une valeur de vérité).



b) théories classiques de la vérité


Voici quelques conceptions classiques de la vérité, qui peuvent être utiles quand on réfléchit à ce qu’est la science et à ce qu’elle cherche. 

1- vérité comme correspondance : x est vrai si et seulement si x correspond à un fait (avec x = énoncé, proposition, croyance) [cette conception pose le problème de savoir ce qu’est la correspondance et ce qu’est un fait]

2- la vérité comme cohérence : x est vrai si et seulement x est cohérent par rapport à un ensemble d’énoncés, de propositions ou de croyances [mais s’agit-il d’une consistance logique ? D’une absence de contradiction ? d’une cohérence interne?] 

3- les théories pragmatistes de la vérité : les pragmatistes (Peirce, James, Dewey, Putnam, Rorty, etc.) ont tenté d’élaborer une conception de la connaissance humaine assez différente qui les a conduits à une redéfinition de l’idée de vérité. Leur approche accorde un rôle essentiel à l’expérience :
  • les vérités ne sont pas déjà là, attendant que nous les découvrions
  • elles ne peuvent être déterminées à l’aide de critère généraux, indépendamment de nos buts : on ne peut définir la vérité indépendamment des actes de mener et de guider dans certaines directions
  • ces vérités dont des croyances ou idées confirmées par le cours de l’expérience, les résultats de nos enquêtes

⇒ la vérité se détermine au vu de ses conséquences pratiques : il n’y a rien de plus dans nos idées vraies que cette capacité à nous guider vers certains points d’arrivée
⇒ la connaissance est un instrument ayant pour fonction d’organiser notre expérience du monde de manière satisfaisante (dans une perspective évolutionniste).
Cependant, la réduction du pragmatisme sous la formule suivante : « le vrai, c’est l’utile » constitue une véritable aubaine pour les détracteur·euse·s du pragmatisme


4- les théories déflationnistes de la vérité : elles considèrent la vérité comme une notion triviale et non chargée de sens profond : dire que « p est vrai » signifie « p ».
→ mais qu’en est-il alors du rôle épistémique de la vérité si on accepte le point de vue déflationniste ? Le concept de vérité se vide de son sens et ne peut plus constituer une norme ou un but de l’enquête scientifique ou philosophique, et encore moins une valeur.
En outre, ces théories ont de forts accents relativistes ou sceptiques. Elles poussent
  • ou bien à considérer que la vérité est indéfinissable puisqu’elle est relative à chaque individu
  • ou bien à considérer qu’elle est indéfinissable parce qu’elle n’existe pas
En somme, la notion de vérité est très complexe et controversée : il ne faut pas la prendre à la légère.



2) le fondement de nos connaissances



a) l’origine de nos connaissances 

1- l’idéalisme de Platon
Chez Platon, les Idées sont réelles : ce sont des essences universelles et éternelles, et les archétypes des idées humaines. Sans les Idées il est impossible de savoir ce qu’est la justice, la beauté ou encore la vertu. Les Idées sont intelligibles et confèrent aux choses du monde leur être et leur détermination [cf. allégorie de la caverne, tâche du philosophe-roi de la République]. Nos idées ne viennent pas des sens, elles sont toujours accessibles à notre esprit [cf. théorie de la réminiscence du Ménon]


2- le rationalisme de Descartes
Descartes revendique l’hégémonie de la raison sur les sens et le rôle prépondérant du sujet dans l’élaboration de la connaissance. Pour lui, le témoignage sensible est impropre à nous faire accéder à la réalité des choses du monde (on est souvent victime de nos sens). Ainsi, il décide de tout révoquer en doute, en instaurant un doute hyperbolique qui n’épargne rien. C’est tout l’intérêt de ses Méditations métaphysiques : elles proposent un trajet à partir de la proposition « je suis, j’existe » (cogito) et de la preuve de l’existence de Dieu
→ La raison et le doute hyperbolique, véritables piliers, sont les conditions de possibilité de la connaissance de telle sorte que toutes les fois où l’esprit sera confronté à une idée claire et distincte, qui résiste donc au doute, il est assuré qu’elle est vraie par l’argument de la véracité divine.

Les idées des choses corporelles ne viennent pas des sens : c’est l’esprit qui sent car toute sensation est une pensée, un acte de l’esprit qui renvoie tout à la fois à l’esprit lui-même et à l’objet dont elle est l’image.

3- l’empirisme de Locke et de Hume
¤ Essai sur l’entendement humain, Locke
L’expérience est la source de la connaissance → Locke rompt avec la thèse de l’innéité des idées : l’esprit de l’homme est une tabula rasa et ses idées s’élaborent progressivement à partir des données sensibles issues de l’expérience et de l’activité intellectuelle qui lui est propre.
→ le degré de certitude de la connaissance dépend de la convenance des idées avec la réalité
¤ Traité de la nature humaine, Hume
Le point de départ de toute opération intellectuelle est l’expérience sensible, c’est-à-dire les impressions que l’esprit reçoit de l’extérieur.
→ c’est la seule expérience sensorielle qui est à l’origine de toute notre connaissance
→ s’interroger sur la vérité d’une idée requiert donc d’établir et d’évaluer le lien génétique qui la relie à l’impression originaire
– cf. critique humienne du principe de causalité

4- le criticisme de Kant
Pour Kant, il ne s’agit pas d’étendre le domaine de la connaissance rationnelle mais de s’interroger sur sa légitimité → il propose donc une enquête sur les facultés humaines
cf. critique vient du verbe grec krinein (juger, choisir, discriminer) : par la critique, il s’agit de distinguer ce qui relève de la raison et ce que l’expérience apporte.
Début de la Critique de la raison pure, Kant écrit :

« Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, il n’y a là aucun doute ; car par quoi le pouvoir de connaître serait-il éveillé et mis en exercice, si cela ne se produisait pas par des objets qui frappent nos sens, et en partie produisent d’eux-mêmes des représentations, en partie mettent en mouvement notre activité intellectuelle pour comparer ces représentations, pour les lier ou les séparer, et élaborer ainsi la matière brute des impressions sensibles en une connaissance des objets, qui s’appelle expérience ? Selon le temps, aucune connaissance ne précède donc en nous l’expérience, et toutes commencent avec elle.

Mais bien que toute notre connaissance commence avec l’expérience, elle ne résulte pas pour autant toute de l’expérience. Car il se pourrait bien que notre connaissance d’expérience elle-même soit un composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre pouvoir de connaître (à l’occasion simplement des impressions sensibles) produit de lui-même, addition que nous ne distinguons pas de cette matière élémentaire, tant qu’un long exercice ne nous a pas rendus attentifs à ce qui est ainsi ajouté et habiles à le séparer »

On trouve dans ce texte un certain constructivisme : l’approche de la connaissance repose sur l'idée que notre image de la réalité, ou les notions structurant cette image, sont le produit de l'esprit humain en interaction avec cette réalité, et non le reflet exact de la réalité elle-même.

¤ Bachelard (La formation de l’esprit scientifique) :

« Et, quoi qu’on en dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit ».



b) les raisonnements inductifs et les raisonnements déductifs

Déduction : du général au particulier
Induction : du particulier au général

La déduction logique se fonde sur des axiomes ou des définitions ; les résultats sont tautologiques
→ la déduction n’apporte pas de nouvelle connaissance
→ ses propositions sont analytiques
↔ elle est de l’ordre de la découverte

L’induction génère du sens en passant au contraire des faits à la loi
→ l’induction consiste en un enrichissement de nouveaux faits
→ ses propositions sont synthétiques
↔ elle est de l’ordre de l’invention
Cependant, l’induction ne parvient pas à valider les théories scientifiques (→ grands débats épistémologiques là-dessus dans l’histoire – on passera là-dessus).

On peut mentionner deux autres modes de raisonnement :
1) l’abduction ou l’inférence à la meilleure explication. L’abduction consiste dans le type de raisonnement suivant :
  • Un fait donné C est surprenant
  • Or si H (une hypothèse donnée) est vraie, C se produirait
  • Il y a donc une raison de soupçonner que H est vraie
2) l’analogie : A est à B ce que C est à D

⇒ Les raisonnements servent à justifier. Ils permettent donc de fonder les connaissances.

c) la théorie et l’expérience : la rationalité de la science

1- la science comme activité rationnelle
La science apparaît comme une activité éminemment rationnelle. Se faisant, l’enjeu est de mettre en place une méfiance envers la prétention à avoir trouvé la vérité : l’idéal de rationalité ou d’objectivité n’existe pas, il n’y a pas de vérité absolues.

(cf. propos du prix Nobel Sheldon Gloashow :
« nous croyons que le monde est connaissable, qu’il existe des règles simples gouvernant le comportement de la matière et l’évolution de l’univers. Nous affirmons qu’il existe des vérités éternelles, objectives, anhistoriques, socialement neutres, extérieures à nous et universelles, et que l’assemblage de ces vérités correspond aux sciences physiques » - Baghramian, Relativism, 2004
→ propos non seulement surprenant, mais aussi douteux en raison d’un positivisme inébranlable)

⇒ Au contraire, il s’agit plutôt de penser l’activité scientifique au prisme d’un certain relativisme cognitif : notre connaissance est toujours dépendante d’une perspective historique, culturelle ou individuelle déterminée et par conséquent, ne saurait être universelle et objective

2- théorie et expérience
Comment penser le rapporte entre la théorie et l’expérience ? Pour ce faire, il faut d’abord comprendre l’une et l’autre respectivement.
  • théorie = ensemble de propositions qui ne sont pas juxtaposables dans un ordre indifférent, mais qui sont plus ou moins hiérarchisées
    • → il s’agit donc de rendre intelligibles des aspects déterminés du réel
    • → la visée est l’explication et la prédiction
  • expérience : l’expérience implique globalement observation et/ou expérimentation.
    • Observation : activité consistant à collecter des données à l’aide de nos sens sans engendre de modification de l’objet ou du phénomène
    • Expérimentation : modification délibérée, systématique et contrôlée des conditions de l’enchaînement naturel des phénomènes afin de déterminer quels paramètres concourent effectivement à produire un effet donné
/!\ Les objets d’étude des sciences de la nature ne coïncident pas avec les « choses » que nous percevons quotidiennement ; ces objets sont le résultats d’intenses opérations d’abstraction.
Exemple : l’effet Hall (si on fait passer un courant dans une feuille d’or soumise à un champ magnétique, on obtient un potentiel perpendiculaire au champ et au courant) n’existe pas dans la nature.

3- les instruments
Il ne faut jamais oublier que les instruments sont porteurs de connaissance et générateurs de connaissance – certains changements scientifiques importants sont liés à des formes instrumentales : l’instrument lui-même est alors ce qui oriente la recherche, ouvre certaines possibilités et en ferme d’autres (ex : histoire du microscope).
Négliger les instruments, c’est ne pas voir quelles sont les questions que nous sommes capables de nous poser à un moment à une certaine époque, ainsi que la manière dont s’effectue l’ordonnancement des questions possibles et la manière dont cet ordonnancement peut être changé


3) instabilité et stabilité des connaissances


a) l’argumentaire relativiste

L’argument relativiste (~ « toute connaissance est relative ») attaque la prétention à la rationalité des sciences de la nature en se penchant sur leur fonctionnement. Il peut reposer sur plusieurs points :
  • il s’agit d’insister sur la charge théorique des observations : il n’y a pas d’énoncé d’observation pur sans contamination par la théorie (au sens large) ; toute observation dépend de la psychologie, du passé, de la culture des observateur·trice·s ; toute observation dépend de l’état physique et des capacités perceptives ; toute observation dépend des paradigmes et des termes employés dans les énoncés d’observation, termes qui sont des éléments de convention qui affectent toutes nos observations
  • la « régression de l’expérimentateur » insiste sur le fait que, pour savoir si le détecteur n est fiable, il faut un détecteur n+1 pour le vérifier ; pour savoir si le détecteur n+1 est fiable, il faut un détecteur n+2 pour le vérifier
  • en outre, l’argument affirme l’impossible reproductibilité des expériences : s’il peut paraître possible de formuler une méthodologie expérimentale susceptible d’être mise en œuvre ailleurs, la stricte reproductibilité est loin d’être garantie et satisfaite. En particulier, les savoirs tacites sont décisifs dans la phase expérimentale
  • on peut enfin souligner une flexibilité interprétative des données : les chaînes d’inférences à faire sont nombreuses et une marge interprétative est inévitable. En effet, la distance physique, la distance épistémique et les facteurs micro-sociaux entraînent une flexibilité interprétative.


b) le caractère relationnel de l’entreprise scientifique

Doit on choisir entre un objectivisme absolu et un relativisme absolu ? Doit on choisir entre la prétention à la vérité et la relativité de toute connaissance ? Peut-être peut on envisager de tracer une troisième voie pour montrer comment nous parvenons à une stabilité de nos connaissances
⇒ c’est la thèse du caractère relationnel de l’entreprise scientifique :
  • la science n’est pas une méthodologie unique : elle appelle au contraire une justification dans toutes les directions possibles, elle appelle à multiplier les justifications
  • l’objectivité peut être relue en termes d’intersubjectivité : il semble impossible d’éliminer tous les effets de la subjectivité (car il n’y a pas de point de vue de nulle part), mais il peut y avoir un continuum entre les subjectivités
  • les connaissances de la nature reconnaissent le caractère faillible de leurs procédures et de leurs conclusion → on dispose cependant d’éléments de preuves.


c) les stratégies de stabilisation

cf. Allan Franklin, The Neglect of experiment, 1986 = essai de systématisation des stratégies employées par les chercheur·euse·s afin de stabiliser les connaissances
⇒ Franklin identifie 10 stratégies rationnelles de recherche :
  • élimination des sources d’erreurs possibles et des explications alternatives possibles
  • vérifications expérimentales et phases de calibration
  • reproduction d’artefacts déjà connus
  • intervention durant laquelle l’expérimentateur manipule l’objet étudié
  • recours à des corroborations expérimentales fondées sur d’autres expériences
  • recours aux résultats expérimentaux
  • recours à une théorie indépendante et bien corroborée par ailleurs
  • recours à des instruments reposant sur des théories bien corroborées par ailleurs – inter-instrumentalité
  • recours à des arguments statistiques
  • expérimentation en double aveugle
→ On peut entrecroiser les stratégies : on aura alors des faisceaux d’éléments de preuve convergents que les scientifiques tentent de rendre les plus solides possibles
⇒ à faire à partir de là, il est possible d’analyser le développement de nos connaissances et la notion de progrès scientifique.

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