Faut-il encore lire "La Sorcière" de Michelet ?


David Rikckaert III, Dulle Griet (Margot la folle), après 1610, Kunsthistorisches Museum, Vienne.


Compte-rendu critique : La Sorcière, Michelet, 1862.



            Né en 1798, mort en 1874, Jules Michelet est aujourd’hui considéré comme l’un des pères du roman national et patriotique qu’a été l’histoire telle que racontée, enseignée et étudiée à la fin du XIXème siècle. En effet, ce fils d’imprimeur devenu professeur au Collège de France a côtoyé les sphères du pouvoir, étant même nommé professeur de l’une des filles du roi Louis-Philippe en 1830. Cependant, ses idées républicaines et fortement anticléricales lui ont fait perdre sa chaire au Collège de France sous le Second Empire. La Sorcière, paru en 1862, est fortement teintée des idées qui ont valu son renvoi à Michelet. Dans son essai, il interprète les phénomènes médiévaux de sorcellerie comme un rejet de l’organisation sociale féodale et de l’autorité cléricale.

            La Sorcière se divise en deux parties. Dans la première, Michelet explique d’abord la naissance de la figure de la sorcière. Selon lui, son émergence a deux causes : le rejet de la nature par l’Eglise et la dureté de la vie des serfs dans le système féodal. Le refus de l’Eglise de soigner les souffrances du corps, son assimilation des plaisirs corporels à des pêchés (luxure, gourmandise) auraient poussé les Hommes du Moyen-Âge à se tourner vers des « sorcières ». Selon Michelet, ces femmes, s’étant approprié le savoir des plantes et du corps délaissé par les érudits ecclésiastiques, étaient avant tout des guérisseuses : « les sorcières […] furent, pour la femme surtout, le seul et unique médecin » (Michelet : 1966, page 108). Comme la vie des serfs oppressés par les seigneurs féodaux était très dure, des pratiques de « sabbat » menées par les sorcières se seraient ensuite ajoutées. Le sabbat, à l’origine, était avant tout l’occasion d’échapper aux dures réalités de la vie quotidienne par un festin nocturne peu à peu accompagné de cérémonies parodiant la communion, le mariage etc. Michelet présente donc les phénomènes de sorcellerie médiévale comme une révolte contre le pouvoir seigneurial et clérical.

Dans la suite de la première partie, Michelet suit l’itinéraire d’une femme fictive, la « première sorcière », une sorte d’archétype qui lui permet de retracer le chemin emprunté par les sorcières médiévales. Elle est pauvre et épouse un des serfs du seigneur. Etant souvent seule, elle imagine que la nature lui parle, elle croit aux légendes d’elfes et de démons. Elle finit par en adopter un. Il lui confère un pouvoir immense : elle rivalise avec la châtelaine et fait obtenir une belle place à son mari. Mais, en échange, elle devient la servante du démon. Et quand sa fortune est devenue trop grande, elle est chassée du village. Marginalisée et âgée, elle reste une figure importante de la petite société villageoise : on vient la consulter en secret pour se procurer des philtres d’amour.

Dans la seconde partie du livre, Michelet quitte le Moyen-Âge pour les Temps modernes. Il décrit brièvement comment les pratiques sabbatiques sont devenues des spectacles d’horreur donnés en secret à des nobles en mal de sensations. Il s’intéresse surtout aux procès en sorcellerie organisés par des couvents où des religieuses se disent possédées. A travers les exemples de l’affaire La Cadière (1730) ou du procès des Ursulines Louise et Madeleine (1610), ils présentent ces cas de « sorcellerie » comme des histoires sordides de religieuses séduites puis manipulées par des prêtres, affichées dans de grands procès pour faire parler des ordres et des couvents auxquelles elles étaient rattachées.

A sa parution en 1862, La Sorcière a été jugé scandaleux du fait de ses attaques anticléricales et de ce qui était vu comme une complaisance à décrire la débauche. Aujourd’hui, le·la lecteur·rice ne s’en offusque pas tant. Il est vrai que la deuxième partie de l’essai et son énumération de procès longuement décrits ont vraiment l’allure d’un catalogue d’horreurs dont l’abondance de détails est parfois superflue. Cependant, le·la lecteur·rice contemporain·e est surtout surpris·e du peu de scientificité de l’ouvrage. Les convictions personnelles de Michelet influencent chaque ligne : partout, c’est une violente diatribe contre l’Eglise quand ce n’est pas la dénonciation du système féodal. A titre d’exemple, voilà comment Michelet décrit la vie monacale : « partout […] ces moines vivant la grande vie féodale, armés, ivres, duellistes, chasseurs furieux à travers toute culture ; les religieuses avec eux dans un mélange indistinct, partout enceintes de leurs œuvres » (Michelet : 1966, page 71). L’essai de Michelet est donc très engagé.

Un autre problème se pose pour cet ouvrage : ses sources. La plupart sont des textes d’archives contemporains des événements traités par Michelet. Il s’agit la plupart du temps de comptes-rendus de procès dressés par les inquisiteurs ou de textes théologiques sur la question de la sorcellerie. Il s’agit donc de sources condamnant les sorcières que Michelet a étudiées et interprétées. On se demande donc d’où viennent les nombreux passages de la première partie de l’ouvrage dans lesquels Michelet prend le point de vue des sorcières. Il s’agit soit d’aveux sous la torture, donc peu fiables, soit de passages de fiction pure.

Enfin, Michelet appuie son idée que la sorcellerie est une réponse à l’oppression de l’Eglise uniquement sur l’Histoire de l’Inquisition en France (1829) de Lamothe-Langon et sur les archives de l’inquisition de Carcassonne et de Toulouse que ce dernier cite dans son ouvrage. Or, deux historiens britanniques, Norman Cohn et Richard Kieckhefer, ont découvert dans les années 1970 que ces archives n’existaient pas mais étaient tout droit sorties de l’esprit de Lamothe-Langon. Son ouvrage de 1829 n’est ainsi qu’une fiction, appuyée sur des sources inexistantes. De fait, la solidité de l’argumentaire de Michelet s’en trouve affaiblie.

Malgré tout, le livre de Michelet présente encore des qualités pour le·la lecteur·rice contemporain·e. S’il n’est pas un parangon de rigueur scientifique, La Sorcière est une lecture agréable. En sacrifiant objectivité et fidélité au fait pur, Michelet gagne en élan et en vie. La première partie du livre est touchante par son portrait des jeunes serves se tournant vers la sorcellerie pour échapper à un quotidien difficile. Une grande sympathie pour elles transparait à travers les descriptions de Michelet et elle se communique facilement au·à la lecteur·rice.

            De plus, Michelet aborde la question de la sorcellerie sous des perspectives encore travaillées aujourd’hui. Ainsi, il introduit la question de l’accès au savoir dans sa réflexion. Si les femmes deviennent « sorcières » pour pouvoir exercer leur savoir de guérisseuse, c’est parce qu’elles ne peuvent pas accéder à un statut de médecin reconnu : « [l’Eglise] déclare, au quatorzième siècle, que si la femme ose guérir, sans avoir étudié, elle est sorcière et meurt. Mais comment étudierait-elle publiquement ! Imaginez la scène risible, horrible, qui eût lieu si la pauvre eût risqué d’entrer aux Ecoles ! » (Michelet : 1966, page 40).

            Michelet introduit même l’idée, quoique fugacement, que l’apparition de la sorcière, femme bien plus puissante et indépendante que les autres, est une réponse à la place peu enviable de la femme dans la société médiévale : « le paysan n’estime que la force, il fait peu de cas de la Femme. […] Il n’aurait pas donné à la Femme la place dominante qu’elle a ici. C’est elle qui la prend d’elle-même » (Michelet : 1966, page 126). Il s’oriente de fait légèrement vers les analyses féministes contemporaines qui voient les persécutions contre les sorcières comme une tentative d’éliminer des femmes plus indépendantes et savantes qu’il n’était souhaité par leurs contemporains masculins.

            La Sorcière est donc un livre un peu daté, témoignant d’une autre façon d’écrire l’histoire, et remis en question par l’évaluation actuelle de ses sources et de sa méthodologie. Cependant, l’engagement de l’auteur ainsi que la modernité de ses idées en font une lecture enrichissante, autant sur la question de la sorcellerie que sur la question de l’évolution de l’hitoriographie.


MICHELET, Jules, La Sorcière, Paris : Garnier Flammarion, 1966.

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