Sorcières, sages-femmes et infirmières, Barbara Ehrenreich, Deirdre English : un écrit toujours d'actualité ?

Sorcières, sages-femmes et infirmières | les éditions du remue-ménage 



Sorcières, sages-femmes et infirmières, Barbara Ehrenreich, Deirdre English

            La pandémie du coronavirus met en exergue la prédominance des femmes parmi les aides-soignantes, les aides-à-domicile et les infirmières. Les femmes sont habituellement invisibilisées, ce ne sont pas des médecins dirait-on. Pourquoi donc une telle surreprésentation ? Pourquoi ces professions ont-elles été associées aux femmes ? C’est à quoi Sorcières, sages-femmes et infirmières, premier écrit conjoint de Barbara Ehrenreich et Deirdre English, s’attache à répondre. Publié pour la première fois en 1972 aux Etats-Unis, il s’inscrit alors dans la seconde vague du féminisme, née dans les années 1960, et des revendications sociales, politiques et sexuelles en faveur de l’égalité des sexes. Barbara Ehrenreich, docteur en immunologie cellulaire, est une militante active auprès d’associations promouvant la santé des femmes et a notamment travaillé pour la Health Policy Advisory Center. Elle est aujourd’hui professeure dans de nombreuses universités américaines et a notamment délivré un cours sur femmes et santé avec Deirdre English, à l’Université de l’Etat de New-York. Deirdre English, également activiste féministe, est professeure à l’Ecole doctorale de sociologie de Berkeley et ancienne éditrice en cheffe du magazine Mother Jones. Dans Sorcières, sages-femmes et infirmières, elles proposent une étude historique de la place des femmes dans la médecine, tout en se demandant comment les femmes ont pu passer d’une position prééminente dans le domaine, à la position de soumission qui était la sienne dans les années 1970. Les autrices démontrent comment l’éviction des femmes et de leur savoir est à la fois une lutte des sexes et une lutte politique. Elles s’intéressent ainsi aux persécutions à l’encontre des sorcières, détentrices d’un savoir construit et avéré, au Moyen-Age en Europe puis, à la professionnalisation de la médecine aux Etats-Unis au XIXème et à l’apanage masculin des connaissances.


            Premièrement, les autrices s’attachent à retracer l’histoire et les sources des persécutions des sorcières, qui marquent la première exclusion à l’encontre des femmes. La chasse aux sorcières en Europe connait son apogée entre le XIVème et le XVIIème siècles. C’est un phénomène très organisé, soutenu par l’Eglise et l’Etat, et justifié par des interprétations médicales. Les persécuteurs s’appuient sur le Marteau des sorcières, un document édité en 1484 qui expose le processus des châtiments et des poursuites judiciaires. Les sorcières sont accusées de crimes sexuels contre les hommes, d’être organisées et associées et de posséder des pouvoirs magiques. Le pouvoir que le regroupement conférait aux sorcières apparaît en effet comme une menace pour l’Eglise. Les persécutions s’inscrivent aussi dans le rejet des pratiques médicales et du savoir phytothérapique que possédaient les femmes : ce sont elles qui proposaient des méthodes contraceptives et abortives. De plus, les sorcières possédaient un savoir empirique et se fiaient donc plus à leurs expériences qu’à la foi. Les persécutions étaient alors justifiées par une supposée « trahison de la foi »[1], associant les sorcières au diable. L’éviction des femmes de la pratique médicale s’intensifie à travers l’institutionnalisation et la professionnalisation de la médecine, qui débute en Europe au XIIIème. Les hommes achèvent d’asseoir leur monopole au cours du XIVème. La pratique médicale devient alors réservée aux diplômés ayant suivi une formation en médecine à l’université, alors fermée aux femmes. Le savoir des plantes est décrédibilisé et associé à des « potions »[2] inefficace. Le savoir de ces médecins est toutefois soumis au contrôle de l’Eglise et très limité puisque toute pratique expérimentale est interdite. Au contraire, les femmes entretenaient auparavant un rapport au corps et possédaient un réel savoir anatomique et phytothérapique.  
            A travers la seconde partie de l’ouvrage, les autrices étudient le cas des Etats-Unis. Il y est démontré comment les hommes blancs de la classe moyenne ont évincé les femmes dans le domaine médical alors qu’elles dominaient jusque-là la pratique, mais de façon plus tardive qu’en Europe. Cet évincement est dépendant des mutations économiques et sociétales qu’ont connu les Etats-Unis à partir de la fin du XIXème siècle. Le développement d’un modèle capitaliste et l’émergence d’une élite socio-économique blanche a favorisé la création d’un groupe de soignants. La médecine devient alors l’apanage d’un groupe minoritaire d’individus alors qu’elle était auparavant ouverte à tous. Face à cette appropriation, des mouvements tels que le Mouvement Populaire de la Santé se créent, proposant une alliance entre le combat féministe et le combat social. Il y a alors une véritable lutte, les mouvements féministes étant plus puissants qu’en Europe et la professionnalisation de la médecine moins avancée. Les savoirs et pratiques des soignantes sont discrédités par les docteurs, et des lois leur allouant le monopole de la pratique obstétrique sont édictées au XXème. Les femmes ne peuvent de ce fait plus qu’accéder au métier d’infirmières, le métier de sage-femme étant devenu « hors-la-loi »[3]. Or, le métier d’infirmière apparait plus comme un « nouveau rôle oppressif »[4] pour les femmes, laquelle se retrouve dans une position subalterne qui reproduit dans un secteur professionnel la hiérarchie et la domination sexuelle à l’œuvre dans la sphère domestique. Il ne s’agit nullement d’une amélioration de la condition féminine. Aux Etats-Unis, l’éviction des femmes soignantes s’inscrit dans une lutte contre le peuple. Elles étaient en effet les soignantes du peuple, leurs soins étaient ouverts à tous. Imposer les hommes blancs aisés a ainsi permis d’imposer les valeurs de la classe dominante
            A travers cet ouvrage, Ehrenreich et English montrent donc que l’éviction des femmes dans le monde médical est une « construction consciente »[5]. Ce monopole scientifique, construit très récemment, permet aux hommes de maintenir leur pouvoir, d’institutionnaliser le sexisme et la domination masculine. Il ne s’est pas fondé initialement sur des compétences, encore réduites à l’époque, mais sur l’éviction de soignantes qui avaient leurs propres connaissances.


            Ehrenreich et English appuient leurs propos sur les travaux de chercheurs provenant de différents champs disciplinaires. Par exemple, sont cités le psychiatre Thomas Szasz pour Fabriquer la Folie ou bien l’historien de la médecine Joseph Kett et The Formation of the American Medical Profession : The Role of Institutions, 1780-1860. Ces références permettent de justifier et de légitimer leurs idées. L’ouvrage se clôt sur une bibliographie critique à l’adresse du lecteur, qui permet d’approfondir le sujet. Toutefois, de nombreuses références restent superficielles, le seul nom du chercheur étant cité. Ainsi, le travail du sociologue Elliot Friedson est cité[6] mais ni le nom ni la date de l’ouvrage ne sont mentionnés. Cela pose un problème à la fois méthodologique, car les propos des autrices sont alors difficilement vérifiables, et à la fois déontologique et scientifique, en respect envers les auteurs cités et la communauté scientifique. De même, les propos des autrices sont enrichis par des documents iconographiques, tels que le tableau Sorcière soignant des paysans de Bruegel ou bien une Miniature de l’almanach de Punch de 1877. Ces documents de source primaire permettent d’apporter des témoignages des mentalités de l’époque et servent réellement l’ouvrage. Toutefois, ces quelques références très précises contrastent avec l’étonnant manque de rigueur dans la référenciation d’autres sources. De nombreux documents sont en effet seulement nommés, si bien que le lecteur ne connait ni sa provenance ni sa date. De plus, la première partie de Sorcières, sages-femmes et infirmières s’ouvre sur le sujet des « sorcières » mais ne propose pas de définitions de ce terme. Il s’agit pourtant d’un terme ambigu dont la connotation a évolué au cours de l’histoire. Il aurait été à mon sens important d’introduire, même succinctement, des références épistémologiques sur l’utilisation de ce terme. Finalement, de traiter de la question de la gynécologie, profession également dominée par les hommes, aurait permis un ouvrage plus complet.
Malgré ces quelques lacunes, cet ouvrage est une introduction très honorable à l’histoire de la sorcellerie et de la place des femmes dans la médecine. Il est d’autant plus édifiant pour les lecteurs français car il aborde l’histoire du Mouvement Populaire pour la Santé américain, qui n’est que très peu étudié et connu dans notre pays. La conclusion de l’ouvrage expose l’utilité de ces recherches pour la compréhension de la place des femmes dans la société occidentale des années 1970. Il ne s’agit pas seulement d’établir une histoire des femmes et de la médecine mais de proposer une étude pour comprendre l'organisation de la société, la répartition genrée des emplois. En effet, en 1972, la seconde vague du féminisme commençait tout juste et la société était plus inégalitaire aujourd’hui. Pourtant Sorcières, sages-femmes et infirmières est toujours d’actualité, même si la situation a évolué et que les femmes sont maintenant presque également représentées parmi les « médecins ». Cet ouvrage s'inscrit comme l'un des premiers traitant de la question de la santé et des femmes. C’est également un des premiers ouvrages écrit par des femmes sur le sujet de la sorcellerie, car comme l’expliquent les autrices, il s’agissait également de « nous réapproprier notre histoire en tant que travailleuses de la santé »[7].



[1] Ehrenreich, B., & English, D. (2016). Sorcières, sages-femmes et infirmières (Cambourakis). p.52
[2] Ibid. p.98
[3] Ibid. p.88
[4] Ibid. p.95 
[5] Ibid. p.92
[6] Ibid. p.82
[7] Ibid. p.33

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