Tulipe Semper Augustus, l'une des espèces rares de la Tulipomanie |
À la fin du XIXe siècle, Émile Durkheim révolutionne les sciences sociales avec un principe simple : expliquer le social par le social. Il en fait une démonstration en 1897, lorsqu’il publie un des ouvrages majeurs de la sociologie française ; Le Suicide. Jusqu’alors considéré comme un phénomène purement psychologique, individuel, et presque irrationnel, Durkheim vient démystifier l’acte de suicide en en révélant l’aspect social. En réalité, la carte de l’irrationalité, ou de la psychologie des acteurs, semble être une solution de facilité récurrente dans les sciences sociales, lorsqu’une carence de concepts disciplinaires empêche de trouver une explication rationnelle à un phénomène observé. C’est ce que l’économiste Peter M. Garber reproche à ses pairs dans le domaine des bulles spéculatives : en finance, les « fondamentaux » sont des critères et des données qui permettent de déterminer, de prédire (dans une certaine mesure), ou d’expliquer a posteriori les variations de prix des titres sur les marchés financiers (actions, obligations, etc.). Mais certains épisodes caractérisés par une hausse fulgurante du prix d’un titre, suivie de sa chute brutale, échappent aux fondamentaux et ne trouvent pas d’explication économique rationnelle. Les économistes les appellent alors traditionnellement des « bulles », leur attachent souvent une vague explication de psychologie des foules, et un caractère irrationnel (et donc apparemment économiquement inexplicable). Comme Durkheim l’avait fait pour le suicide, c’est donc à la démystification des bulles spéculatives que Garber dédie son ouvrage Famous First Bubbles[1] : il veut expliquer l’économie par la science économique, et non par la psychologie. Son but est simple : étudier les trois « bulles » historiques les plus connues, et les plus souvent citées dans la littérature économique, pour déterminer si elles méritent, ou non, leur dénomination ; si elles ne peuvent réellement pas être expliquées par les fondamentaux économiques ; si elles révèlent véritablement l’irrationalité des individus. Nous nous intéresserons ici à la première de ces bulles, surement la plus connue, et celle dont l’explication rationnelle de l’auteur a le plus de mal à convaincre.
Elle s’est développée dans le nord des Provinces-Unies au début du XVIIe siècle, et porte un nom révélateur du caractère irrationnel (et psychologique) qu’on lui attache : la tulipomanie. Comme le laisse deviner son nom, elle désigne une hausse brutale du prix des bulbes de certaines espèces de tulipes à partir de 1634 environ, puis de leur chute, plus brutale encore, en février 1637 : avant l’éclatement de la bulle, le prix d’un bulbe pouvait égaler celui d’une maison.
La première entreprise de l’auteur, dans cette étude de la tulipomanie, est d’analyser les sources historiques utilisées par ceux qui ont écrit sur le sujet avant lui. Or, il s’avère qu’elles sont extrêmement pauvres : l’histoire de la tulipomanie est essentiellement restée dans les mémoires grâce à un homme, le journaliste britannique Charles Mackay, auteur d’un ouvrage sur l’épisode (alors oublié de tous) deux siècles après qu’il se soit déroulé. Son ouvrage, Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, publié en 1841, est une étude sur la psychologie (et la folie, comme l’énonce le titre) des foules. Les sources que lui-même utilise ne sont pas citées, mais semblent provenir presque exclusivement d’une série de pamphlets, publiés après la crise, et commandés par les autorités néerlandaises dans un but moraliste, ces dernières n’approuvant pas certaines pratiques spéculatives, notamment sur les marchés à terme. Ainsi, jusqu’au XXe siècle, les écrits portant sur la tulipomanie ont exclusivement été écrits par des non-économistes, se basant sur des sources biaisées, puisqu’ayant pour but de critiquer les pratiques spéculatives, ou de décrire (de manière non scientifique) la folie des foules. Ce travail préliminaire de Garber met ainsi en évidence un manque de sérieux et d’objectivité dans les ouvrages existant : chaque écrit traitant de cet épisode relève plus de la fable, fiction créée pour délivrer une morale, que de l’étude économique d’un évènement financier. Il revient donc à l’auteur de mettre un terme à cette attitude, et d’analyser sérieusement la « tulipomanie ».
L’auteur entreprend donc, dans un second temps, une analyse économique de l’épisode en question. En utilisant les mêmes chiffres que ses prédécesseurs (bien que peut-être partiels ou même intentionnellement modifiés), il tente de dégager un processus explicable et régulier dans le mouvement des prix observé à cette période. Pour ce faire, il utilise, à titre de comparaison, les chiffres de deux autres périodes, cette fois-ci du XVIIIe siècle, qui correspondent, comme en 1634-1637, à l’introduction de nouvelles espèces de fleurs (tulipes pour la première, et jacinthes pour la deuxième). Et alors que ces deux épisodes n’ont jusqu’alors jamais été qualifiés de « bulles », ils présentent une hausse et une chute de prix comparables (selon Garber) à celles de 1637 : à titre d’exemple, la chute annuelle moyenne du prix des bulbes, après éclatement de la bulle, était d’environ 30% pour le premier épisode (la tulipomanie), de 21,5% pour le second, et de 20% pour le troisième. A partir de cette observation, Garber conclut qu’il est possible de construire un modèle théorique qui décrive les variations de prix attendues lors des quelques décennies qui suivent l’introduction de bulbes d’une nouvelle espèce sur le marché, et que l’épisode de 1634-1637 n’échappe pas à ce modèle et ne constitue pas en lui-même une exception. Cette conclusion semble cependant vite tirée, au vu des chiffres que l’auteur avance. En effet, même pour les données qu’il a choisi d’utiliser (donc celles qui respectent le mieux son modèle), les différences entre le premier et les deux derniers épisodes sont notables. Par exemple, une espèce de tulipes (Witte Croonen) a vu son prix être multiplié par vingt entre janvier et février 1637, et a ensuite subi une dépréciation annuelle de 76% dans les quelques années qui ont suivi, ce qui ne rentre pas du tout dans le modèle de Garber. De plus, on peut reprocher à l’auteur un choix d’indicateurs assez minces, puisqu’il utilise presque uniquement le taux de déclin annuel du prix après l’éclatement de la « bulle », sans évoquer la période de hausse, ni la valeur maximale du prix.
Courbe de prix d'une espèce rare de Tulipes qui ne rentre pas dans le modèle de Garber |
Outre ces tentatives de modélisation économique, l’auteur utilise le contexte historique pour tenter d’expliquer une telle intensité spéculative, notamment en 1637, pic de la spéculation. À cette époque, les Provinces-Unies sont en pleine épidémie de peste bubonique, extrêmement meurtrière, entraînant notamment la mort de 14% de la population d’Haarlem, centre de la spéculation sur les tulipes. Selon lui (et d’autres avant lui), cette épidémie a fortement favorisé la spéculation sur les tulipes. Il cite notamment van Damme, qui écrivait : « In the midst of all this misery that made our city suffer, people were caught by a special fever, by a particular anxiety to get rich in a very short period of time »[2]. Ainsi, alors que son objectif (clair et assumé) était de retirer toute forme d’irrationalité ou de psychologie dans la description économique des bulles spéculatives, Garber se prête au jeu de ses pairs, et fait rentrer l’anxiété et la peur de la mort dans les facteurs censés expliquer ce phénomène économique. Il sabote donc lui-même son projet lorsqu’il orne son discours d’arguments d’ordre psychologique qu’il n’est pas en lieu de formuler.
Enfin, et d’une manière plus convaincante, l’auteur évoque les règles en vigueur concernant la spéculation aux Provinces-Unies et l’impact qu’elles ont pu avoir sur la tulipomanie. Dès le XVIIe siècle, le système financier y est très développé ; le pays accueille des marchés au comptant, et des marchés à terme. Les marchés à terme sont des marchés où l’engagement pris par le donneur d’ordre (acheteur ou vendeur) s’exécutera à une date ultérieure. Le vendeur de bulbes de tulipe peut par exemple, en septembre, s’engager à vendre son bulbe en juin à un certain prix, fixé lors de l’engagement. Ces marchés à terme entrainent des pratiques dangereuses, qui consistent à vendre ce que l’on ne possède pas encore, ou à acheter ce que l’on n’a pas les moyens de payer, en faisant des prédictions sur l’évolution future des prix. Ainsi, en 1610, un édit rend les marchés à termes illégaux. En pratique, il ne les interdit pas, mais il rend possible à un individu ayant perdu son pari et voulant rompre son contrat, de le répudier légalement, dans un tribunal. Bien sûr, un individu ne peut abuser de cette pratique, s’il veut continuer à exercer sur les marchés financiers, mais dans le cas où son engagement lui fait perdre une somme d’argent plus grande qu’il ne peut se permettre, il est en capacité d’annuler le contrat, et de garder son argent. Or, la grande majorité des ventes de bulbes dont on a gardé la trace étaient des contrats à terme, ce qui signifie qu’ils n’étaient pas totalement légaux, et que ceux qui misaient des sommes colossales sur la hausse des prix du bulbe savaient qu’ils pourraient, en cas de perte trop importante, répudier le contrat. C’est donc une certaine forme de garantie et, comme toute forme de garantie, elle constitue une sécurité pour l’investisseur, qui peut se sentir plus à même d’investir gros. D’ailleurs, au moment de la chute des cours en février 1637, les autorités ont pris des mesures drastiques pour limiter les pertes des acheteurs, notamment en déterminant un prix, ou un pourcentage du prix de vente du contrat initial, à payer par l’acheteur pour mettre fin au contrat (en 1638 à Haarlem, ce pourcentage était de 3,5%). C’est ici une information décisive, car lorsque certains disent qu’un bulbe pouvait se vendre pour le prix d’une maison en février 1637, ce n’est pas réellement le cas : l’acheteur s’était en effet engagé à payer ce prix pour un bulbe, à une date fixée sur le contrat ; mais si cette date était postérieure à l’éclatement de la bulle, alors les mesures prises par les autorités ont permis à l’acheteur de ne finalement payer qu’une fraction de ce prix.
Mais alors, avec les mots de l’auteur, « was this episode a “Tulipmania” ? ». Selon lui, bien sûr, ce n’en était pas une, et ce pour les arguments cités jusqu’ici. Cependant, bien qu’il affiche une volonté de rompre avec l’attitude peu rigoureuse de ses prédécesseurs, il ne semble pas pour autant adopter une position objective et impartiale pour répondre à cette question. Il révèle d’ailleurs plusieurs fois son agacement à l’égard de ceux (chercheurs, journalistes, ou politiques) qui utilisent cette notion de bulle pour expliquer des phénomènes qu’ils seraient autrement incapables d’expliquer. Ainsi, si ceux qu’il dénonce choisissent la facilité, lui semble persuadé, avant coup, que tout épisode qualifié de bulle s’inscrit dans une logique économique rationnelle. Ce que Garber nous enseigne donc de fondamental dans cet ouvrage, c’est le refus de tomber dans des explications psychologiques simplistes, lorsqu’un phénomène économique paraît inexplicable : « Before we relegate a speculative event to the fundamentally inexplicable or bubble category driven by crowd psychology, however, we should exhaust the reasonable economic explanations. » Mais, bien qu’il ait mis en évidence certains éléments intéressants pour révéler le manque de rigueur de ses prédécesseurs (en particulier par l’analyse de leurs sources), ou qu’il ait mis en lumière des explications partielles du phénomène observé (par les règles en vigueur aux Provinces-Unies notamment), il ne semble pas avoir ici réussi à faire rentrer cet évènement dans un modèle économique solide et convaincant. Alors, tulipomanie ou non, ce que l’on retiendra du travail de Garber est qu’il n’est pas à l’économiste d’en décider : lui doit se contenter d’en chercher une explication économique et rationnelle ; qu’il en existe une autre relevant de la psychologie ou de n’importe quelle autre discipline importe peu.
[1] GARBER, Peter M., Famous First Bubbles : the fundamentals of early manias, Cambridge (Massachusetts), MIT Press, 2000.
[2] van DAMME, A. 1976. Aanteekeningen Betreffende de Geschiedenis der Bloembollen, Haarlem 1899-1903, Leiden : Boerhaave Press.
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