Partie 1 : Accorder des facultés intellectuelles aux plantes : une remise en question du concept d’intelligence, fondée sur une perspective anthropocentrique



L’être humain s’est accaparé la notion d’intelligence. Elle devient ainsi une spécificité humaine qui ne peut s’appliquer à d’autres espèces. Supposer que les plantes sont intelligentes va ainsi à l’encontre de toute cette construction anthropocentriste qui régit la science occidentale.



Une définition anthropocentrée de l'intelligence
Une définition présupposée humaine de l’intelligence
     La définition commune de l’intelligence, telle que nous pouvons la trouver au sein du CNRTL, se limite aux espèces humaines et animales : « L’intelligence est la fonction mentale d'organisation du réel en pensées chez l’être humain, en acte chez l’être humain et l’animal ». Par l’organisation du réel en pensées, nous pouvons comprendre toutes les facultés intellectuelles que nous permet notre système neurologique. Notre cerveau tient donc un place importante dans le concept de l’intelligence développé ici. L’organisation du réel en acte, insiste sur la possibilité de se mouvoir face à des événements pour l’animal tout comme pour l’être humain. Notre corps, par la présence d’un cerveau et de membres permettant des déplacements, semble nous faire accéder à l’intelligence. Du côté de l’espèce animale, on constate que les capacités de réflexion et les pensées sont bien moins considérées. L’animal n’aurait donc pas des capacités intellectuelles aussi élevées et intenses que celles que propose l’espèce humaine. Aucune trace des végétaux dans cette définition de l’intelligence. On suppose donc que les plantes ne sont pas intelligentes puisqu'elles n’apparaissent pas dans cet intitulé. Ainsi, on constate que l’intelligence prend tout son sens dans l’espèce humaine. Est-ce réellement une faculté suprême de l’être humain ou une orientation de cette définition pour glorifier l’espèce humaine ? Nous ne pouvons pas répondre à cette interrogation. Cependant elle amène à considérer l’intelligence comme associée à un cerveau et à une mobilité - des caractéristiques bien humaines dont sont réellement dépourvues les plantes ?
Une exclusion des végétaux de l'ensemble des êtres doués d'intelligence
     Si on en croit la définition anthropocentriste de l’intelligence, les plantes ne sont pas intelligentes. Elles ne possèdent pas de cerveau et ne peuvent se mouvoir. En effet, comment peut-on imaginer des millions de neurones dans de simples tiges ? Cela semble impossible. De plus, ne pouvant se mouvoir, les plantes ne peuvent réagir face aux dangers. Elles ne posséderaient donc ni de capacités intellectuelles qui se traduiraient en actes ni de capacités de représentation et d’organisation du réel en pensée. Il ne paraît pas envisageable de croire que dans ces feuilles se cachent un cerveau ou un équivalent permettant aux végétaux de ressentir et de réagir. Chercher des facultés intellectuelles chez les plantes est donc une cause perdue. Quand bien même une plante montrerait une certaine capacité d’adaptation à son environnement, les êtres humains resteront à jamais les possesseurs de l’intelligence suprême. Tout ceci vous paraît-il extrême ? C’est malheureusement comme cela qu’est imaginée la plante dans l’opinion commune, dénuée de sensibilité et ne pouvant agir concrètement.
En quête des facultés intellectuelles des plantes
      Imaginons maintenant que les plantes soient dotées de facultés intellectuelles évidentes. Des scientifiques se sont emparé de la question. Ils cherchent alors un système interne à la plante semblable à notre système neurologique. De plus, ils essayent de prouver par tous les moyens, que la plante, malgré son attachement au sol, peut se mouvoir. On imagine alors la révolution que cela a provoqué au sein de la communauté scientifique. Mais une nouvelle fois, ces spécialistes analysent les plantes sous la lunette anthropocentriste. En recherchant un cerveau chez les plantes, on néglige toute autre forme d’intelligence propre à la plante. Les chercheurs se cachent derrière une vision anthropocentrée de l’intelligence, ce qui ne permet pas à la science occidentale de s’extirper du modèle anthropocentriste. Ainsi, la quête de l’intelligence chez les plantes est un premier pas pour sortir de ce paradigme anthropocentrique de l’intelligence. Ces débuts doivent encore faire leurs preuves pour quitter la vision anthropocentrée de l’intelligence et dépasser ce modèle historiquement inscrit dans l’esprit humain.
 
L’inscription historique de la vision anthropocentrique.
     Nul ne doute du rôle des plantes : sans elles, il n’y aurait pas de vie sur Terre. Néanmoins, elles ne sont jamais considérées au même titre que les animaux ou les êtres humains. Ce manque de considération est loin d’être une nouveauté : c’est une vision ancienne désormais ancrée dans l’esprit collectif.
La religion, source de cette vision.
     Dans les trois grandes religions monothéistes, les plantes ne sont pas considérées de la même façon. Le Christianisme n’accorde pas de dimension vitale aux plantes dans la Genèse. Néanmoins, cette religion reconnaît implicitement que sans les espèces végétales, il n’y aurait pas de vie sur Terre, avec la vigne que plante Noé une fois libre et le rameau d’olivier que lui ramène la colombe après le Déluge, signe que les terres sont habitables. Le Judaïsme connaît la même subtilité puisque cette religion interdit formellement la destruction gratuite des arbres et fête même leur nouvel an à travers la fête du Tu-Bishvat. L’être humain a donc conscience de l’importance des plantes mais n’explicite pas pour autant, leur rôle dans la Bible hébraïque. Enfin, dans l’Islam, les plantes sont catégorisées comme des objets, de façon implicite, encore une fois. En effet, tout comme Allah, aucun être vivant ne doit être représenté. Or, l’art islamique se constitue majoritairement de l’art floral, ce qui sous-entend que les plantes ne sont pas considérées comme des êtres vivants, à l’inverse des êtres humains ou des animaux (pour être plus précis, le Coran n’interdit pas de représenter les animaux mais cela s’est perpétué avec les hadiths, propos oraux de Mahomet servant d’interprétation coranique).
     Ici, on se base sur les religions monothéistes car ce sont celles qui regroupent le plus de fidèles mais d’autres religions ont des considérations divergentes sur les végétaux. Certaines religions les sacralisent et d’autres les considèrent comme démoniaques (c’est le cas du persil et du fenouil, par exemple, quand certaines femmes étaient accusées de sorcellerie, sous l’Inquisition).
Des débats au sein des philosophes antiques
     Pour Aristote, les plantes étaient plus proches de l’inanimé que des êtres vivants. Sa vision était opposée à celle de Démocrite qui considérait grandement les plantes et allait même jusqu’à les comparer à l’être humain. Pour Aristote, un être était animé, s’il pouvait bouger et sentir. Il ne pouvait donc pas considérer les plantes comme des êtres inanimés car elles se reproduisaient et donc bougeaient. Mais, pour Aristote, cette information n’avait quasiment aucun impact face à son jugement sur le monde végétal. Démocrite, quant à lui, pensait qu’un objet, même s’il semblait immobile, effectuait un mouvement dès qu’il était constitué d’atomes (eux, en mouvement) séparés par le vide. C’est pourquoi, selon lui, les plantes pouvaient être considérées comme des êtres vivants. La Grèce Antique étant la source de la philosophie occidentale, l’opposition de ces deux visions permettait de voir les plantes comme des êtres vivants ou des êtres inanimés. Néanmoins, au cours des siècles, la pensée aristotélicienne s’est imposée au sein de la culture occidentale, de même dans la discipline de la botanique, du moins jusqu’au siècle des Lumières.
Des débats persistants au sein de la communauté scientifique
     Au XVIIIème siècle, Linné étudiant la botanique, remarque que certaines plantes mangent des insectes. Mais, dans la tête de tous, et y compris de Linné, les plantes sont considérées comme inférieures aux animaux et aux êtres humains. C’est pourquoi il décide de peu exploiter cette observation. Or, Darwin au XIXème siècle, va qualifier ces plantes d’« insectivores » (aujourd’hui, certains scientifiques qualifient même ces plantes de carnivores). Si Darwin ne va pas jusqu’à employer le mot carnivore, c’est bien d’une part, comme pour Linné, par habitude de ne pas considérer les plantes comme supérieures aux animaux mais d’autre part, pour faire preuve d’une certaine diplomatie permettant de faire comprendre certaines idées aux plus sceptiques. Cependant, un peu plus tard, le fils de Darwin, Francis, décide de poursuivre les travaux botaniques de son père et lors du congrès de la British Science Association en 1908, il annonce que les plantes sont intelligentes. Provoquant un véritable choc, cette déclaration est diffusée dans de nombreux journaux et vient diviser la communauté scientifique en deux camps : certains affirment l’idée d’une intelligence des plantes et d’autres la refuse catégoriquement. Dans une autre mesure, on retrouve la rivalité qui opposait Aristote et Démocrite à l’époque de la Grèce Antique. Encore aujourd’hui, cette rivalité persiste car la communauté scientifique reste très traditionnelle. De nombreux scientifiques ont donc du mal à admettre l’intelligence des plantes. Bien qu’elle paraisse absurde pour certains, l’intelligence des plantes est revendiquée par d’autres. Les plantes deviennent donc un sujet de conversation central dans certains domaines. Mais comment parler d’elles ?


De l’anthropocentrisme à l’anthropomorphisme : une intelligence propre aux plantes ? 
     Ce qui apparaît premièrement, c’est bien la difficulté à parler des plantes dans leur univers propre. Il nous faut nous approprier cet univers si familier mais singulier pour l’envisager, le comprendre et l’analyser.
L’anthropomorphisme : une tendance anthropocentrée
     L’être humain tout en conservant son idéologie anthropocentriste, se doit de s’ouvrir à la possibilité d’être entouré de plantes intelligentes. Cela remet en cause son statut de modèle suprême. Cependant, une vision aussi bien ancrée dans l’histoire et la science, comme nous l’avons déjà abordé, ne peut aussi facilement disparaître. Intervient alors l’anthropomorphisme. Ce dérivé de l’anthropocentrisme correspond à une tendance qui consiste à se représenter toute réalité comme semblable à la réalité humaine. Ainsi on souhaite ici décrire la plante selon notre réalité, nos propres représentations, notre fonction. Et concrètement ? On donne alors à la plante la possibilité de posséder un cerveau, on lui imagine une parole… Peut-on concevoir cette analogie comme une ouverture à une plus grande considération des plantes ? Pas vraiment. L’être humain ne peut concevoir une intelligence propre aux plantes, autre que celle qui dirige l’espèce humaine. En comparant les plantes à l’espèce humaine, une réelle recherche sur les plantes et leur facultés intellectuelles ne peut se développer. Les scientifiques se bornent à un cadre anthropocentré duquel ils doivent absolument sortir pour prendre en considération tous les possibles du végétal.
Un anthropomorphisme inabouti
     Les efforts pour attribuer des caractéristiques comportementales ou morphologiques propres à l’être humain à d’autres entités comme les animaux ou encore les plantes sont au centre des débats actuels. A titre d’exemple, les motivations de la pratique du végétarisme sont fondées, entre autres, sur le refus de l’exploitation animale ou sur des convictions éthiques relatives à la souffrance animale pendant l’élevage ou encore l’abattage. En effet, certaines motivations du végétarisme relèvent d’un effort d’anthropomorphisme considérant la présence des caractères physiques et émotionnels de l’être humain chez les animaux en adressant une attention particulière à leur souffrance et à leurs conditions. Si des interventions alarmantes fusent sur le traitement animal, peu nombreux sont ceux qui se demandent si les plantes ressentent, elle aussi, de la douleur alors qu’elles regorgent de signaux électriques et ont révélé leurs capacités intellectuelles. Ces efforts de considérer les plantes bien plus que comme des entités passives, voire même intelligentes, sont déjà une forme d’anthropomorphisme des plantes. Pourtant, malgré une volonté d’accorder un statut égal aux plantes ou aux animaux, il reste difficile en pratique de la mettre en place. Cela implique de leur accorder les mêmes droits et traitements que les êtres humains. Si le professeur de droit américain Christopher D. Stone, dans son ouvrage Should Trees Have Standing? publié en 1972, revendique le droit des objets naturels dès lors que l’on confère des droits à des personnes morales, le philosophe américain Paul Taylor ne partage pas la même pensée. Ce dernier estime le respect et valeur intrinsèque de tout être vivant mais ne considère pas la nécessité d’accorder des droits aux plantes. En somme, l’anthropomorphisme est encore loin d’être abouti.
Les débats autour d’une prise au sérieux de l’intelligence
     Comme vu précédemment, peu de scientifiques prennent au sérieux les plantes. Néanmoins, d’autres revendiquent l'importance de reconnaître l’intelligence des plantes. En effet, si les plantes sont considérées comme intelligentes, on pourrait penser qu’on sortirait de notre vision anthropocentrique habituelle. Cela provoquerait sûrement une remise en question des scientifiques encore sceptiques sur la question de l’intelligence des plantes et plus de scientifiques pourraient alors se consacrer à l’étude des plantes. Or, une étude plus approfondie des plantes serait nécessaire en la période actuelle où la préservation de l’environnement constitue un enjeu mondial. L’OMS estime que 36% des cancers du poumon sont liés à la pollution de l’air. Il est donc crucial d’agir au plus vite. Mais, si les plantes constituent une possible solution à nos maux environnementaux, on pourrait penser que les études qui leur sont consacrées, sont réalisées dans le seul but de nos propres intérêts. Il y a alors, dans cette perspective, un retour de notre vision anthropocentrique. Pouvons-nous donc sortir de l’anthropocentrisme ?


Bibliographie : 
Mancuso, Stefano. 2018. L’intelligence des plantes. Albin Michel.
Narby, Jeremy. 2005. Intelligence dans la nature : en quête du savoir. Traduit par Yona Chavanne. Paris, France : Buchet-Chastel.
Zep. 2018. The end. Rue de Sèvres. Paris, France.
Mancuso, Stefano. s. d. Stefano Mancuso: Les Racines de l’intelligence Végétale. Consulté le 27 mai 2020. 
« BBC - Earth - Plants talk to each other using an internet of fungus ». s. d. Consulté le 15 mars 2020. http://www.bbc.com/earth/story/20141111-plants-have-a-hidden-internet.

Aucun commentaire