Partie 2 : Comment l’indigo, matière naturelle, devient-il un objet culturel ?





A) Le savoir-faire : comment s’organise la production de vêtement d’indigo ?

Organisation du travail 
    Chez les Touareg, la société était traditionnellement dominée par une aristocratie guerrière concentrant tous les pouvoirs, aux côtés de laquelle vivaient des hommes libres, liés aux premiers à travers des relations politiques ou religieuses. À ces familles guerrières étaient associées des castes serves, les Iklan, vivant souvent dans les campements de leurs maîtres en tant que domestiques. Une division du travail apparaît alors entre les classes sociales : la cueillette de la plante indigo comme de toutes les ressources spontanées de la nature, a toujours été effectuée par les Iklan qui fournissent leurs maîtres en produits de la brousse. Cependant, ce système de caste - qui permettait théoriquement à la société Touareg à se suffire à elle-même - a récemment montré ses limites et les Iklan quittent de plus en plus leurs maîtres. Ces derniers sont alors privés de l’apport en produits de la brousse, et se voient obligés d’acheter à leurs anciens serviteurs. 

Les enseignes de teintureries au Yémen
    Les teintureries étaient souvent de vastes bâtiments, où se trouvaient les différents ateliers de teintures, les grandes salles où étaient entreposés et séchés les tissus, ainsi que les cours extérieures où les tissus étaient foulés. Toutes les étapes de fabrication se trouvaient donc dans un même lieu, ce qui facilitait le traitement des tissus. On y trouvait également le bureau du patron, ainsi que des pièces décorées où se faisaient les affaires : le patron négociait avec les intermédiaires, remettait les salaires aux artisans, discutait avec les chefs d’équipe. Les teintureries yéménites étaient régies par un droit coutumier, dont l’État ne se mêlait pas. Ainsi, un artisan n’avait pas l’autorisation d’aller travailler dans une autre teinturerie que celle qui l’employait auparavant, à moins que celle-ci ne ferme définitivement ou temporairement son activité. Lorsqu’une teinturerie fermait ses portes, le patron devait souvent accorder des crédits à ses ouvriers pour que ceux-ci lui restent fidèles. Les ouvriers étaient donc souvent endettés vis-à-vis de leur patron, ce qui permettait à celui-ci de pratiquer une certaine forme de paternalisme à leur encontre. Les teintureries au Yémen ont permis de développer considérablement l’économie de la région, et la période la plus dynamique au sein des teintureries fut une période de prospérité pour la région.

La fonction sociale du vêtement coloré indigo
    Chez les Touaregs, seul l’homme porte ce qu’on appelle le tagelmust, c’est à dire le chèche bleu indigo qui couvre le visage, excepté les yeux et le haut du nez. Ce voile leur permet de cacher leur visage. Or dans la culture touareg, la retenue, la sobriété sont de mise, et ce ce voile est le moyen d’appliquer cette injonction, car il permet de dissimuler ses émotions. Il est honteux pour un homme de retirer son voile
    Chez les Yorubas, le travail des tissus indigos est presque exclusivement réservé aux femmes. Ce sont celles ci qui s’occupent de tout le processus, de la découpe à la teinture en passant par le dessin du motif. Cette pratique leur permet d’être autosuffisante et d’ainsi gagner leur indépendance ou de nourrir leur famille. Aujourd’hui, une femme nigériane, Nike Okundaye, qui a appris l’Adiré de par son arrière grand-mère, ayant perdu sa mère et sa grand mère - l’Adiré est en effet un art matrilinéaire, a créé des ateliers de création pour permettent à de nombreuses femmes d’apprendre cet art, le faire perdurer et aussi d'avoir un travail. L’indigo a ainsi donné aux femmes une certaine puissance dans la société Yoruba : elles ont longtemps formé un pilier de l’économie au Nigeria. 


B) La création d’un objet culturel par l’utilisation de l’indigo comme teinture, le cas du Yémen

Étape préliminaire : la coupe et le nettoyage des tissus
    Les tissus utilisés étaient appelés « grandes tâqa » et mesuraient une trentaine de mètres, c’est pourquoi ils devaient être taillés pour être teints. Les tâqa pouvaient être coupées en trois jût, eux-même coupés en deux, de sorte à obtenir six tâqa. Les grandes tâqa pouvaient également être coupées directement en sept tâqa courtes. Les ouvriers yéménites avaient pour habitude de travailler et teindre les tâqa par groupe de vingt, et les opérations s’enchaînaient sur plusieurs grandes étapes qui s’étalaient sur une dizaine de jours, si bien que tous les ateliers étaient chaque jour ou presque occupés sur un ballot de tissus différent.
    Les opérations de nettoyage et de blanchissage étaient habituellement appelées « savonnage ». Tout d’abord, il était d’usage de transmettre les tâqa aux familles et amis des ouvriers, pour que ceux-ci les portent, de sorte à ce que les tâqa se salissent, car les tâqa ainsi usées avaient la réputation de mieux s'imprégner de teinture par la suite. Les tâqa un fois portées, commençait le lavage qui se déroulait en cinq étapes. Tout d’abord, les tâqa étaient trempées dans un mélange traditionnel, censé conférer aux tissus une meilleure résistance à la lumière et aux lavages. Ensuite, les tissus étaient rassemblés dans un bassin, et les ouvriers les foulaient aux pieds pendant quelques heures. Dans un troisième temps, les tissus étaient essorés, battus au maillet et claqués contre le sol. Ensuite, les tâqa étaient empilées comme des briques, de sorte à former une structure au milieu de laquelle un feu était allumé et chauffait un récipient d’eau ; grâce à ce système, la vapeur, pour s’échapper de la construction, doit traverser les tissus. Ainsi, alors que les tissus cuisaient, toute la saleté s’en dégageait. Cette opération durait une nuit entière. Enfin, les tissus étaient rincés à l’eau froide, battus à nouveau sur des pierres et séchés à l’air libre. L’ensemble de ces opérations avait pour but de nettoyer les tissus et de leur donner une blancheur éclatante, mais aussi de les préparer à mieux boire la teinture. 

Les bains de teinture
    Pour les opérations de teintures à proprement parler, les artisans utilisaient des grandes poteries en forme de cuve appelées dûha. Un mélange était réalisé dans la cuve, avec de l’indigo et d’autres éléments, puis les tissus étaient entièrement plongés dans cette préparation, afin d’être séchés, de sorte à ce que la couleur se fixe sur le tissu. Le mélange tinctorial contenait divers éléments, dont de l’indigo, des dattes broyées, des feuilles d’aloès, de la potasse d’origine végétale, ainsi que beaucoup d’eau. Pour que les tissus soient parfaitement teints, les teinturiers yéménites les faisaient tremper dans différents bains, dans un ordre précis. 
    Le premier bain était appelé le bain « couleur poussiéreuse ». Les ouvriers commençaient par faire tremper les tissus dans le bain, entre quatre et dix minutes, puis ils les laissaient sécher à l’air libre. Les tissus prenaient une teinte bleutée après quelques minutes à l’air libre par oxydation. Les tissus étaient peu colorés, et la teinte était une sorte de bleu-gris « poussiéreux ». Le lendemain, dans le second bain, les artisans ajoutaient une quantité d’indigo supplémentaire, si bien que le bain devenait quelque peu épais. Les tissus étaient également immergés entre quatre et dix minutes. Au sortir du bain, ils étaient véritablement bleus. 

Les bains de finition
    Le troisième jour, les artisans ajoutaient de la gomme arabique au mélange tinctorial dans la cuve, qui permettait à la teinture de se fixer sur le tissu. Après avoir été plongées dans la préparation, les tâqa devenaient rigides et solides. Grâce à cette étape, les tâqa s’imperméabilisaient et prenait un aspect satiné et brillant. Relevons un fait peu utile mais intriguant : à ce stade des opérations, une réaction chimique s’opérait de temps en temps, et alors que le mélange bouillait, remontait du fond de la cuve une écume rouge vive. Bien entendu, lorsque cela arrivait, les ouvriers se dépêchaient de sortir les tissus du bain. 
    Le dernier bain était fait d’un mélange chauffé d’indigo et d’eau. Dans ce bain chauffé, il semble que les tissus étaient immergés alors qu’ils étaient pliés d’une façon particulière. Ce bain achevait le processus de teinture, le tissu était alors teint uniformément d’un bleu intense. L’ensemble de ces processus de bains s’étalait sur cinq jours : trois jours pour les bains de teinture, un jour pour la fixation de la teinture via la gomme arabique et un jour pour la finition via le bain chauffé.


C) La commercialisation des tissus : le cas des teintureries du Yémen 

Le foulage des tissus et l’apposition de la marque de fabrique 
    Une fois teints, les tissus étaient lustrés. Le lustrage se faisait en deux opérations successives. La première opération, le tayyâr, consistait à imprégner les tissus d’un mélange d’eau et d’indigo, à les essorer, à les plier puis à les mettre sous presse. L’opération suivante était le foulage des tissus : les artisans frappaient les pièces de tissus à l’aide de maillets de bois. Sur plusieurs jours, les tissus étaient alternativement battus et frottés avec de la poudre d’indigo. Ces opérations de lustrage avait pour objectif de rendre les tissus teints souples et brillants. 
Les draps, une fois teints, étaient marqués par les sceaux des différents producteurs. Pour apposer la marque de fabrique, les producteurs utilisaient traditionnellement un mélange de gomme arabique, d’eau et de poudre d’or. Sur le sceau, on pouvait habituellement lire le nom de la teinturerie qui avait traité le tissu, parfois accompagné d’une formule ou d’un proverbe populaire ou religieux. La formule pouvait également garantir la qualité du produit ou la pureté de l’indigo utilisé. Par exemple, à Zabid, il était d’usage de marquer le tissu d’une paire de ciseaux ouverts certifiant la haute qualité des tissus teints dans la ville, et permettant aux tissus de se vendre plus facilement. 

L’emballage, le transport et les lieux de destination des tissus 
    Les pièces de tissus d’indigo étaient souvent emballées dans du papier journal, teint en bleu lui aussi. Le nom de la marque de fabrique figurait également sur l’emballage, ce qui facilitait les transactions commerciales, et permettait aux clients de renvoyer les tissus au producteur dans l’éventualité où ceux-ci présentaient des défauts de fabrication. Ensuite, les tissus emballés étaient juxtaposés dans de grands couffins qui les protégeaient lors du transport, qui se faisait souvent grâce à des convois de dromadaires.
Malheureusement, aujourd’hui, il est difficile de savoir à quel prix les tissus yéménites étaient vendus, toutefois, il est certain que les tissus de Zabid voyageaient beaucoup. Ils étaient en majorité acheminés vers les hautes terres, notamment vers l’Arabie Saoudite, et étaient particulièrement populaires dans les régions montagneuses. Les tissus étaient vendus sous forme de grandes pièces de tissus qui mesuraient habituellement entre quatre mètres et quatre mètres cinquante et pesaient environ un kilogramme.  

Les intermédiaires 
    Les producteurs vendaient rarement eux-mêmes leurs produits, et passaient plutôt par des intermédiaires pour les commercialiser. Régulièrement, les tissus étaient échangés contre d’autres marchandises, comme du miel ou du blé. Les intermédiaires achetaient des produits de nature diverse à différents producteurs et les revendaient ensuite sur les marchés avec un bénéfice. Il arrivait également que les intermédiaires soient ceux qui fournissaient les teintureries des pièces de tissus blanches, qu’ils reprenaient donc une fois les opérations de teintures effectuées, en payant au patron les salaires des ouvriers. 
    Les principaux intermédiaires étaient très connus dans la région, et bénéficiaient couramment de passe-droit auprès des patrons de teintureries. Ils ne parvenaient pas toujours à écouler les stocks de tissus achetés, et devaient entreposer les marchandises de sorte à les remettre à la vente aux périodes les plus favorables. Au cœur de la péninsule arabique, de très nombreux intermédiaires étaient de confession judaïque, et très souvent, ils portaient eux-mêmes des tissus teints à l’indigo. 




Bibliographie :

A) Le savoir-faire, comment s’organise la production de vêtement d’indigo ?
  • AREO, Margaret Olugbemisola, KALILU, Razaq Olatunde Rom. « Adire in South-Western Nigeria: Geography of the Centres ». African Research Review, vol. 7 (n°2), 2013.
  • AREO, Margaret Olugbemisola, WALE Taiwo Omisakin. « Old wine in new bottle : Analysis of the motifs of Osogbo batik », International Journal of Textile and Fashion Technology, vol.6, No. 4, 2016, p.35-54.
  • BERNUS, Edmond. « Cueillette et exploitation des ressources spontanées du Sahel Nigérien par les Kel Tamasheq », Cahiers ORSTOM, vol. IV, n°1, 1967, pp. 31-52.
  • BERNUS, Edmond. « Graines sauvages (cueillette en pays touareg) », Encyclopédie Berbère, vol. XXI, Edisud, 2008, pp. 3199-3208.
  • IDE, Sémiramis. Nike Okundaye fait revivre l’Adire et les Nigérianes, in : Le Journal International [Vidéo], TV5 Monde. 8 septembre 2014. https://information.tv5monde.com/terriennes/nike-okundaye-fait-revivre-l-adire-et-les-nigerianes-3352.


B) La création d’un objet culturel par les opérations de teintures à l’indigo
  • BONNENFANT, Paul. « Les teintureries à l’indigo de Zabid ». Arabian Humanities. Revue internationale d’archéologie et de sciences sociales sur la péninsule Arabique, n°9. 2001.

C) La commercialisation des tissus : le cas des teintureries yéménites
  • BONNENFANT, Paul. « Les teintureries à l’indigo de Zabid ». Arabian Humanities. Revue internationale d’archéologie et de sciences sociales sur la péninsule Arabique, n°9. 2001.



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