L’indigo est une technique qui n’est pas dénaturée, par opposition à la technique de Heidegger. La culture de l’indigo n’est pas une culture qui cherche à dominer la nature et asservir le besoin des hommes. C’est au contraire une technique aristotélicienne. Pour le philosophe, l’importance du paradigme de la production technique est qu’elle permet à l’homme de comprendre la nature elle-même. La plante transformée par l’homme devient un prisme pour expliquer le monde.
A) La forte symbolique de l’indigo
Nommer et percevoir les couleurs
Quand on s'intéresse au domaine de la teinture et des couleurs, il est tout d’abord nécessaire de nommer ces dernières. Les noms apportés aux différentes palettes de couleurs varient fortement selon les régions du monde ; les dénominations peuvent comporter un grand nombre de vocables nombreuses, allant chercher dans la moindre nuance, ou bien en contenir un petit nombre et privilégier l’efficacité d’un nom au sens large. C’est le cas de la population nomade Baoulé, en Côte d’Ivoire, qui ne nomment que le blanc (ofoué), le noir (blé), le rouge (kokré) et l’indigo (galé). Afin de préciser l’intensité du coloris, la dénomination de la couleur est répétée, ou bien amputée pour décrire l’objet désiré. Face à une telle simplicité, on pourrait redouter ne pas pouvoir formuler les teintes selon le souhait, surtout dans une région où la couleur est si importante, mais ce problème ne se pose pas. En effet, les Baoulés font appel à la comparaison et sollicitent la robe du singe roux pour désigner le brun ou le fauve, le plumage de certains pigeons pour le vert ou encore l’herbe nouvelle pour une nuance plus claire de vert (Miège, 1992). Ainsi, le faible vocabulaire des couleurs ne s’explique pas par un manque de perception des couleurs (comme disait M.P Ferry (1978) prenant comme argument la monochromie de la brousse), mais s’explique par une implication directe des milieux dans le langage.
Le pouvoir de l’indigo en tant que symbole
Dans les terres yorubas, l’indigo n’est pas une couleur quelconque ; elle est chargée de toute une histoire et de symboles particuliers. Dans les territoire yorubas, l’indigo était associé à de nombreuses pratiques culturelles : il était utilisé pour se peindre et se tatouer la peau, pour renforcer les capacités de cicatrisation, comme encens pour éloigner les mauvais esprits, comme désinfectant, comme contraceptif, comme remède contre les infections aux yeux, comme pommade pour soigner les plaies, etc. Très vite, les empires coloniaux européens se rendirent compte de sa valeur et l'indigo devint un pilier du commerce triangulaire. Il était très demandé en Europe, comme teinture dans l’industrie textile. Ce lien entre l’indigo et l’esclavage fit qu’il fut par la suite utilisé comme un symbole de liberté par les mouvements anticolonialistes originaires de terres yorubas au cours du XXe siècle. Lorsqu’il revint entre les mains des teinturiers et commerçants de la région étendue des terres yorubas, il devint un symbole que l’on pourrait presque appeler « féministe », dans le sens où il permit à de nombreuses femmes qui travaillaient dans l’industrie textile de gagner du pouvoir, de l’influence et du capital économique. L’indigo a donc un héritage politique et culturel très fort, dont nous ignorons souvent la complexité ; par exemple, l’indigo et son histoire ont été une source d'inspiration considérable pour le blues et le jazz américain.
La culture de l’indigo est d’autant plus précieuse qu’elle est chargée de toute une symbolique. Le bleu indigo est la couleur qui invoque harmonie et pacification des forces brutes et hostiles de la nature et qui rend possible une vie à l’intérieure d’une société. Du bleu indigo se dégage toute une philosophie sur l’origine et les lois du monde et qui déterminent la vie culturelle qui consiste en ce que chaque membre de la tribu se civilise à l’intérieur du groupe social. Le bleu indigo témoigne que dans la conception de ces sociétés nature et culture ne s’affronte pas, la culture ne vise pas à dompter la nature mais à au contraire aller dans son sens, prolonger ses lois par une quête permanente d’harmonie qui rend possible la vie.
Chez les touaregs le bleu indigo est une sorte de méta couleur (elle précède toutes les autres) : elle se trouve à l’origine de toutes les autres couleurs. Ces couleurs en occurrence sont l’expression d’une émotion éphémère d’une personne et raconte son histoire. Le bleu indigo sert toujours de seconde couche, il s’applique sur la couleur de fond d’un vêtement (qui participe à exprimer l’émotion et l’histoire d’une personne). Le bleu indigo est une couleur d’harmonisation, d’apaisement de la couleur émotion et appelle toujours à ce que le Touareg continue d’évoluer dans sa vie. La vie est pour les touaregs un devenir, tout est en perpétuelle évolution. Cette évolution peut s’accomplir positivement par l’intervention du bleu indigo, pacificateur.
La signification du port de vêtement indigo et sa disparition de nos jours
Les vêtements à l’indigo ont souvent un nom et une signification, ils racontent une histoire particulière, mettent en évidence le statut social et un signe d’appartenance de ceux qui les porte, rendent hommage à un lieu, une personne, un pan de l’histoire du pays. Le bleu indigo est porté pour célébrer la vie et l’amour, lors d’un mariage par exemple, mais aussi la mort, lors d’un enterrement. L’utilisation du bleu indigo sur les vêtements soulignent l'importance que leur pensée puisse les accompagner dans leur existence sociale et personnelle. Le port du bleu indigo signifie des moments cruciaux dans la vie qui se doivent d’être visibles et donc sus par les autres. La couleur revêt donc une fonction de communication au sein de la tribu.
Aujourd’hui, le vêtement indigo a fait le tour du monde. Il est « tendance», et les multinationales du textile en profitent pour s’inspirer, si ce n’est voler, les œuvres, les motifs des artistes yorubas, favorisées par le manque de lois autour de la propriété intellectuelle au Nigeria. Elles les copient et les revendent à bas prix, ce qui contribue à l’appauvrissement et à la disparition de nombreux ateliers yorubas. Nous sommes ici véritablement en train d’assister à un phénomène d’appropriation culturelle par les industries du vêtement. Ce phénomène est d’autant plus aggravé par l’arrivée des touristes qui achètent les vêtements indigos en les considérant comme des objets de consommation, ce qui contribue à l’effacement du créateur et à la perte du sens que le vêtement détenait à l’origine. Celui-ci est devenu un pur accessoire et est ainsi considérablement déconnecté de la symbolique qui entoure initialement cet objet culturel.
B) Quelles perspectives d’avenir pour les cultures de l’indigo ?
Un mode vie en transformation, la perte d’intérêt du monde rural
Le monde rural n’est plus attractif pour le jeunesse sahélienne. Elle représente une vaste partie de la population (46 % des habitants ont moins de 20 ans) qui ne se reconnaît plus dans le mode de vie agriculture/élevage proposant peu d’autonomie. Ce désir d’indépendance conduit la jeunesse à émigrer dans les villes. La cause principale de ce désintéressement est la faible reconnaissance sociale du métier d’agriculteur mais aussi l'organisation des structures agricoles, notamment dans le sud où les jeunes travaillent pour un chef de famille qui possède les terres. Ce phénomène associé à une forte croissance du taux d’éducation explique le peu de vocation pour entrepreneuriat agricole. Cependant, l'agriculture reste essentielle pour nourrir une population à la croissance exponentielle. Une solution déjà entreprise à petite échelle serait de revaloriser les métiers ruraux en promouvant l’identité culturelle et le mode de vie qu’ils représentent.
Entre disparition de la tradition et adaptation : des initiatives de sauvegarde
Les artistes dessinant les motifs batik se sont toujours inspiré.es de leur environnement : les arbres, les fleurs, les habitations, les animaux, les objets, etc. Or avec la mondialisation, le paysage de Yorubaland a été bouleversé. Cependant, plutôt que de disparaître, les motifs batik ont intégré le nouvel environnement en leur sein, en unissant tradition et soudaine nouveauté. Malgré cette adaptation, de nombreux ateliers disparaissent en terre yoruba, au sein même des centres historiques de production, dans lesquels les artistes se font vieillissant.es et peu de jeunes apprenti.es prennent la relève.
Ce savoir est cependant loin d’être perdu. Bien qu’en perte de vitesse, il est sauvegardé par des acteurs locaux. A l’exemple de l’artiste Nike Okundaye qui dans le Sud-Ouest du Nigeria promeut l’Adire, une technique de production textile plus ancienne que le Batik. Ce procédé utilise comme coloration l’indigo et des cendres de cabosse de cacao. L’artiste qui appris cette technique par sa mère cherche à l’enseigner aux femmes de la région pour qu’elles puissent en vivre. Elle déplore cependant le manque de soutien du gouvernement ; indispensable pour soutenir et moderniser cet artisanat peu compétitif face aux produits bon marché importés d’Asie. En effet, la production d’un tissu représente une semaine de travail. L’artiste aspire à mécaniser cette production pour réduire les coûts et surtout préserver cette tradition.
L’agro-écologie au service de la culture indigo ?
Ce retour de l’indigo naturel comme teinture fait cependant face à une difficulté majeure ; la concurrence des colorants synthétiques. L’indigotine responsable de la couleur bleu foncé indigo a été synthétisée en 1880 par Alfred von Bayer. C’est actuellement le colorant E132 ; massivement produit pour l’industrie du jean, des textiles ou encore pour des aliments. Les procédés industriels intègrent malheureusement des produits toxiques, dangereux pour travailleurs mais aussi polluants dans les effluents industriels. Pour ce besoin de produits écologiques, l’alternative offerte par les teintures naturelles dans une perspective de développement durable doit être considérée. Pour cela, des avancées scientifiques sont cependant nécessaires pour optimiser la production d’indigo. On peut imaginer une approche agro-écologique comme celle pratiquée par René Billaz au Burkina Faso. En effet, nous savons que le Sahel n’est pas adapté à la surproduction agricole mais c'est un terrain propice aux innovations agro-écologiques. (cf. article Vers la généralisation de l’agro-écologie). Des techniques singulières de culture paysanne efficaces pourraient être généralisées. De plus amples recherches sont nécessaires mais Indigofera Tinctoria est potentiellement adaptée à l’agroforesterie, une pratique clé pour limiter l’érosion. La production de pigment pourrait fournir un complément de revenu à la population rurale à l’image des cultures d’arachides déjà pratiquées. De plus, les feuilles d'indigo sont adaptées en tant que compost.
L’indigo, élément culturel majeur des ces peuples est donc une couleur aux nombreuses implications. Entre l’abondance de matières premières qui a conduit à une utilisation respectueuse de la nature, et leur transformation en un objet proprement culturel, la diversité des techniques de teinture, l’indépendance des femmes par l‘intermédiaire de cette couleur, et les symboles qu’elle véhicule, cette couleur est un incontournable du Sahel. Cependant, aujourd’hui, ces pratiques sont en danger, et il est nécessaire afin de ne pas laisser tomber dans l’oubli les traditions centenaires de la teinture à l’indigo de sensibiliser les individus à cette problématique.
Bibliographie :
A) La forte symbolique de l’indigo
- AREO, Margaret Olugbemisola, KALILU, Razaq Olatunde Rom. « Adire in South-Western Nigeria: Geography of the Centres ». African Research Review, vol. 7 (n°2), 2013.
- CLAUDOT-HAWAD, Hélène. « Soigner, embellir, humaniser : Le bleuissement de la peau chez les Touaregs », in Décors des corps, sous la dir. de G. Boëtsch, D. Chevé et H. Claudot-Hawad, CNRS Editions, Paris, 2010.
- Hélène Claudot-Hawad. « Teint vert, âme indigo, souffle gris... Les couleurs de la personne chez les Touaregs», in Coloris Corpus, CNRS Editions, 2008, pp.152-161.
- FERRY, Marie-Paule. 1978. Pour nommer les couleurs il faut fermer les yeux (Tenda, Sénégal), in: Voir et nommer les couleurs. Nanterre : Labethno, pp. 337-346.
- HAUBURSIN, Christophe, NORTHROP, Amanda. The surprising pattern behind color names around the world [Vidéo]. Youtube. 16 mai 2017. https://youtu.be/gMqZR3pqMjg.
- MCKINLEY, Catherine. Indigo: In Search of the Color That Seduced the World. Bloomsbury USA, 2012.
- MIÈGE, Jacques. « Couleurs, teinture et plantes tinctoriales en Afrique Occidentale », Bulletin du Centre genevois d'anthropologie, vol. 3, 1992, pp. 115-131.
- PASTOUREAU, Michel. Histoire et symbolique du bleu [Vidéo]. Dailymotion. 2015. https://www.dailymotion.com/video/x2m2t95
B) Quelles perspectives d’avenir pour les cultures de l’indigo ?
- AREO, Margaret Olugbemisola, WALE Taiwo Omisakin. « Old wine in new bottle : Analysis of the motifs of Osogbo batik », International Journal of Textile and Fashion Technology, vol.6, No. 4, 2016, p.35-54.
- ARNAUD, Clara. Les jeunes ruraux sahéliens, entre exclusion et insertion. Afrique contemporaine, vol. 259 (n°3), 2016, pp.133-136.
- BILLAZ, René. Faire du Sahel un pays de Cocagne. L’Harmattan, 2016.
- CHIFFOLLEAU, Philippe. « Production expérimentale d’indigo de Polygonum tinctorium Aiton sur le Parc du Luberon ». Courrier scientifique du Parc naturel régional du Luberon et de la Réserve de biosphère Luberon-Lu, n°12, 2013, pp.28-39.
- IDE, Sémiramis. Nike Okundaye fait revivre l’Adire et les Nigérianes, in : Le Journal International [Vidéo], TV5 Monde. 8 septembre 2014. https://information.tv5monde.com/terriennes/nike-okundaye-fait-revivre-l-adire-et-les-nigerianes-3352.
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