Tulipes précieuses : Introduction




« Nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne rapportent aucun dividende ». C’est ce qu’affirme l’économiste John Maynard Keynes, persuadé qu’au plus profond de l’Homme règne un « désir morbide de liquidité ». Selon lui, cette quête sans limite de bénéfice se dévoile particulièrement sur les marchés financiers, et les bulles spéculatives sont l’illustration-même de sa démesure. Cependant, l’histoire (connue) de la spéculation commence par un épisode étonnant, qui pousse à questionner cette thèse. En effet, au milieu du XVIIe siècle, au nord des Provinces-Unies, apparaît un marché spéculatif du bulbe de tulipe : à son paroxysme, le cours du bulbe dépasse le prix de nombreuses habitations. Cet engouement porte même un nom : la Tulipomanie. Alors qu’on conçoit sans difficulté la possibilité de spéculer sur le cours du pétrole, ou sur le marché de l’immobilier, cet intérêt économique soudain d’un peuple pour une fleur surprend et suscite certaines interrogations : le « désir morbide de liquidité » qu’évoquait Keynes est-il réellement à l’origine de cette « tulip mania » ? L’attrait pécuniaire peut-il, à lui seul, expliquer cet emballement ? Ou existe-t-il, dans la valeur qu’accorde le peuple néerlandais à cette fleur, des éléments extra-économiques qui lui confèrent son caractère précieux ? Si la discipline économique parait insuffisante pour expliquer un tel phénomène, c’est sûrement car la tulipe est un « objet » spécial et complexe : c’est un végétal. Le monde végétal est en effet investi d’un vaste ensemble de symboles, il revêt un aspect culturel fort, entretient des liens étroits avec la vie et la survie de l’être humain, et est souvent apprécié pour ses caractéristiques esthétiques. Cette interrogation ne se limite d’ailleurs pas à la relation particulière qu’entretient ce peuple avec cette fleur, mais vise à mettre en lumière les phénomènes d’attachement qui peuvent lier, de manière durable ou éphémère, un peuple et une espèce végétale. Nous tenterons ici de comprendre comment cette « histoire d’amour » entre le peuple néerlandais et la tulipe a pu se développer et persister à travers les siècles. L’analyse historique et économique de la bulle spéculative de 1637 sera suivie de l’étude de la représentation artistique et symbolique de la tulipe, notamment dans les peintures du XVIIe siècle. Par ce biais, nous pourrons comprendre comment l’économie de la tulipe et ses représentations interagissent pour maintenir son statut d’objet précieux. Enfin, nous nous intéresserons aux phénomènes d’obsession individuelle et collective, dans le cadre du végétal autant que dans le cadre général, afin de mettre en évidence les mécanismes psycho-sociaux qui les sous-tendent.


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