Vanité, par Jacob Marrell (1611) |
Si la bulle de 1637 a permis au peuple néerlandais de découvrir la tulipe : le lien qui les unit va bien au-delà d'une relation simplement économique. Abondamment représentée dans l'art pictural hollandais, la tulipe en est devenue un symbole, et cet amour singulier n'est pas sans lien avec les origines orientales de la fleur.
Deux prétendants, une fleur : deux histoires d'amour singulières mais tout aussi riches
Au Moyen-Orient, la finesse de la lame d'un poignard orne les céramiques et les robes brodées
Dans le Moyen-Orient, la fleur de tulipe est porteuse de nombreux symboles. Riche de sens, les peuples persans la représentent sur de nombreux supports : céramique, carrelage, mosaïque, broderie, calligraphie ... On la retrouve en effet brodée sur des robes de sultans, ou encore représentée sur des carreaux de palais perses. L'art des jardins se développe également dans le Moyen-Orient et la tulipe est une fleur de premier choix pour donner aux espaces verts des impériaux toute leur féerie et leur magie. Cette fleur est donc un motif récurrent et précieux car elle est associée aux dynasties perses et à la culture ottomane. Les peuples persans la surnomment affectueusement « Lumière du paradis », « Tissu d'amour », « Fontaine de vie »... Graphiquement, le canon esthétique de la tulipe dans le Moyen-Orient est une fleur aux pétales fins et élancés qui peuvent rappeler la lame d'un poignard. La tulipe, cette fameuse fleur qui transperce le cœur de ses adorateurs ?
Ekrem Hakkı Ayverd, XVIII. asĭrda lâle, İstanbul, Kemal Matbaasĭ, 1950.
Beloved Bloom : The Tulip in Turkish Art, Valerie Behiery pour Islamic Arts, 2017.
En Hollande, rondeur et couleur sont adulées, que ce soit dans des natures mortes ou des vanités
Nous nous envolons maintenant un peu plus au nord et à l'ouest, en Hollande. Bien que le climat ne soit pas le même qu'au Moyen-Orient, la tulipe fait toujours monter la température en déchaînant la passion des foules hollandaises. Cette fois-ci, on la retrouve surtout en peinture, ou bien en aquarelle sur papiers, en tant qu'étude scientifique sur la botanique. La tulipe est accaparée par de nombreux peintres flamands au XVIIe tels que Jan Brueghel ou Rachel Ruysch qui réinventent la nature morte. Souvent, elle prend place aux côtés de nombreuses autres fleurs aux couleurs éclatantes et aux provenances exotiques, comme le dahlia par exemple. Le fond est noir et, sur une table, est posé un riche bouquet de fleurs où la tulipe occupe une place centrale, magnifiée par le fond sombre et le fait que le bouquet soit l'unique objet du tableau. La tulipe est bariolée, rayée, rouge, jaune, rose, violette … Et ses pétales sont ronds et tout en courbes. D'autres peintres lui donne un rôle majeur lorsqu'ils peignent des vanités. La tulipe est alors symbole de beauté, de passion et d'éphémère, ce qui renforce son caractère si précieux. Décidément, cette jolie fleur fait tourner la tête de plus d'un peuple.
TAPIÉ, Alain, Les vanités dans la peinture au XVIIe siècle: méditations sur la richesse, le dénuement et la rédemption, Éditions du Musée des beaux-arts de Caen, 1990.
« - Pourquoi tu m'aimes ?
- Car par ta représentation artistique, tu es le reflet de mes croyances ... »
Mais la passion qu'entretiennent aussi bien les peuples du Moyen-Orient que ceux d'Occident pour la tulipe se comprend lorsque l'on se penche plus précisément sur les idées qu'elle véhicule.
La tulipe, le médiateur vers Allah et l'idée du sacrifice d'amour
La tulipe a une grande dimension spirituelle et religieuse chez les musulmans. Le mot tulipe, dit lâle en Turc, a des similitudes orthographiques et onomatopéiques avec Allah. Cette association fait de la tulipe un objet de médiation spirituelle et religieuse vers la voix du dieu des musulmans. De plus, certains religieux associaient la tulipe à l'humilité du fait qu'elle se penche vers le sol. Pour eux, c'était une métaphore qui signifiait qu'elle baissait la tête devant Dieu.
Dans l'Islam chiite, elle représente le martyr. C'est un emblème de la Révolution Islamique de 1979 : on la retrouve sur le drapeau de la République Islamique d'Iran, mais aussi sur des monuments aux morts, en ornements funéraires... En effet, 72 tulipes en verres décorent la tombe de l'Ayatollah Khomeini décédé en 1989, pour rappeler l'idée de sacrifice. L'importance de la tulipe dans la culture iranienne prend ses sources dans des légendes anciennes. L'une d'elle est une histoire d'amour vieille de 600 ans entre le prince Farhad et Shirin, son grand amour. Une rumeur disait que cette dernière avait été tuée; alors le prince, accablé de chagrin s'était tué en sautant d'une falaise. Un rival jaloux avait en vérité répandu une fausse rumeur pour saboter la relation. Selon la tradition, des tulipes ont alors poussé là où son sang avait coulé. Depuis, les fleurs sont associées à l'amour et au sacrifice éternels.
Politics and Art of Iran’s Revolutionary Tulips, Garrett Nada pour The Iran Primer, 2013.
Jeff Koons le sait-il ? En terre d’islam, la tulipe symbolise le martyr, selon Alice Bombardier, Daniel Bernard pour Le Nouveau Magazine Littéraire, 2018.
La tulipe au milieu d'un paradoxe : entre calvinisme et expansion commerciale de la Hollande
Le caractère religieux de la tulipe est également présent en Hollande, mais à une échelle plus minime. Là-bas, c'est le calvinisme qui est la croyance dominante. Celui-ci prône le retour aux choses simples, l'idée de ne se concentrer que sur l'essentiel. Or, la tulipe arrive en Hollande suite à l'expansion commerciale internationale pendant la Renaissance. C'est une fleur venue d'ailleurs qui symbolise la richesse et le rayonnement du pays à travers le monde. L'engouement social aux conséquences économiques autour de cette fleur renforce cette idée de préciosité : la tulipe est nouvelle, demandée et coûte cher, de plus en plus cher, jusqu'à l'explosion d'une bulle spéculative, déjà évoquée plus haut. La puissance économique hollandaise est montrée dans des tableaux de bouquets car toutes les fleurs représentées viennent des quatre coins du globe et sont toutes écloses. Cet aspect anachronique montre bien l'importance symbolique que portent les fleurs : la recherche de vraisemblance n'est pas première. Alors, la tulipe est peinte dans des vanités car elle incarne un avertissement. Le peintre, influencé par le dogme calviniste, montre à travers la tulipe la bêtise de l'homme dans son obsession pour un objet aussi fragile dont la valeur marchande est au départ presque nulle mais qui s'enflamme ensuite comme si c'était une pépite d'or. Dans ces tableaux, la tulipe est ainsi représentée dans le but de rappeler à l'homme aveuglé sa juste valeur.
TAPIÉ, Alain, SEGAL, Sam, Le sens caché des fleurs: symbolique & botanique dans la peinture du XVIIe siècle, Paris, A. Biro, 2000.
ART / Say it with flowers: Andrew Graham-Dixon views 'Flora Photographica' and reflects on the continuing fertility of the floral image, Andrew Graham-Dixon pour The Independent, 1992.
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