Le bleu, couleur d'un itinéraire spirituel chez les Touaregs.

                                                            Touareg sur la dune de Timerzouga de Djanet, près de la frontière algéro-lybienne



Dans le désert du Sahara, des hommes bleus, comme il est coutume de les nommer, se distinguent du paysage couleur ocre. Ce surnom ne désigne pas seulement par métonymie les étoffes dont ce peuple nomade se couvre mais fait tout autant référence aux reflets bleutés de leur peau teinte d’indigo. Au-delà-donc d’un simple code vestimentaire, le bleu indigo incarne et déploie une certaine philosophie touarègue. D’une éthique individuelle et sociétale à une métaphysique de l’univers, elle présente l’originalité de s’exprimer à travers une esthétique du corps. 








Au commencement, le bleu


La philosophie et cosmogonie touarègues semblent comprendre l’univers sous la forme d’une nature dyadique. Bien qu’en confrontation, ces deux natures ne sont pas des forces égales, « manichéennes ». A l’origine, une des natures procède de l’autre. La nature sauvage, brutale trouve naissance dans une nature primordiale, harmonieuse, maternelle, et terrestre. 
Concrètement cette nature est celle de l’âme et de l’esprit. Distincts sur le plan ontologique, ils partagent néanmoins une origine commune : l’âme est le support d’où émane l’esprit. L’âme est l’élément aquatique, plus dense d’où peut s’émanciper l’élément aérien, car dans la philosophie touarègue l’être (compris comme la nature primordiale) et les êtres se voient constituer de quatre composantes correspondant aux quatre éléments primaires. Le corps est la terre ; l’âme, l’eau ; l’esprit, l’air ; le souffle, le feu sous forme de gaz. 
La définition de ces éléments se comprend plus aisément par la couleur à laquelle ils sont associés.  L’âme et l’esprit sont cette nature primordiale et harmonieuse exprimée par le bleu indigo tandis que le corps est matérialisé par la couleur rouge. Mais le bleu indigo n’est pas une couleur parmi les autres, il est dans la pensée touarègue une sorte de méta-couleur qui permet d’accoucher de toutes les autres, tout comme l’âme et l’esprit, qui en rentrant en contact avec l’espace sous la forme d’un seul être, accouchent d’eux-mêmes et du monde. La nature pacifique, bleue indigo, donne ainsi naissance à la vie sauvage et à ses couleurs criardes. Cette nature des origines est par principe féminine (car maternelle), elle précède l’apparition d’une vie masculine et plus encore lui est indispensable pour exister dignement. Inversement, le bleu indigo ne représente pas l’idéal d’un monde achevé qu’il faudrait atteindre. Chaque être, étant par nature incarné dans la matière, se confronte à la nature sauvage. La couleur bleue indigo est de l’ordre de l’idéal, d’un imaginaire mais ne saurait être la propriété ou l’identité de quelconque vivant qui, lui, dispose de sa propre couleur en perpétuelle interaction avec le monde environnant. 


Le bleu comme possible : dépassement de l’état présent


Chaque être participe au mouvement du monde et dessine son propre parcours d’existence. Les couleurs symbolisent l’avancée de chacun le long de sa vie. Aucune couleur n’est définitivement attachée à une individualité, elle est toujours faite pour évoluer. Les couleurs en question excluent le bleu, non-couleur, qui ne peut à aucun moment exprimer la singularité d’un être. Néanmoins, le bleu indigo revêt une autre fonction qui explique pourquoi les Touaregs portent des vêtements bleus ou appliquent le pigment sur leur peau. 
Le bleu indigo est en effet appliqué sur les couleurs des tissus ou à même la peau, censés exprimer l’émotion d’un moment de vie, d’une étape. Le bleu indigo ne recouvre pas entièrement le tissu ni même la peau, il laisse la couleur première apparente et la sublime. Le bleu indigo joue à nouveau ce rôle d’une nature des origines, harmonieuse qui permet de ne pas livrer la nature sauvage à elle-même. Il la civilise et permet de donner par une harmonie première des essences du monde une cohérence à l’évolution de chacun en en faisant un chemin singulier. Cette philosophie du devenir trouve écho au mode de vie nomade des Touaregs. 
Le bleu indigo des origines symbolise aussi l’horizon son idée d’infini, et de possible. Il ne vise jamais à figer l’être dans l’instant présent mais au contraire le projette vers l’avenir.  Il rejoint sur cet aspect la perception occidentale du bleu, qui au cours de l’histoire a vu sa charge symbolique considérablement modifiée et a acquis une connotation de plus en plus positive. D’une part, comme chez les Touaregs, le bleu est une couleur associée à une valeur morale (pour son austérité) au tournant de la Réforme protestante. D’autre part, elle est aussi devenue depuis la période romantique une couleur de l’imaginaire, évocatrice du rêve et du mystère qui pénètre le for intérieur de chacun. La couleur bleue dans la culture européenne comme dans la culture touarègue symbolise aussi le passage et même la réconciliation entre l’idée du singulier et de l’universel, le monde réel, trivial et le monde de l’imaginaire, spirituel. La fleur bleue de Novalis dans son roman Henri d’Ofterdingen raconte cette quête entreprise par le héros éponyme. Au détour d’un rêve, il se lance à la recherche de la fleur bleue dont un étranger lui avait parlé peu avant qu’il s’endorme. Il découvre avec elle une supra-dimension du monde qui lui fait à son réveil entrevoir ce qu’il entoure dans une pureté qu’il restitue par l’art poétique. Le bleu est une invitation initiatique de redécouverte du monde. 



« Lui, cependant, ne voyait que la Fleur bleue, et il la contempla longuement avec une indicible tendresse. (…) ; la fleur s'inclina vers lui et les pétales formèrent en s'écartant une collerette bleue où flottait un visage délicat. Son doux émerveillement croissait à mesure que s'accomplissait l'étrange métamorphose, - quand tout à coup la voix de sa mère l'éveilla» - Henri d’Ofterdingen, Novalis

Une esthétique du bleu et des corps qui prend part au monde 


Le bleu se trouve être dans la pensée touarègue bien plus qu’un symbole. La couleur, indissociable des corps, est l’expression du monde lui-même. Elle n’obéit pas simplement à un code de représentations préétablies. Si certaines couleurs comme le bleu indigo, le blanc, les couleurs criardes sont associées à des idées plus ou moins définies qui sont surtout utilisées en guise d’étoffes, la couleur est en général dans la pensée touarègue l’expression d’une émotion singulière et éphémère. Dans la langue, il n’y a aucune distinction pour désigner la couleur de la peau (deux idées rassemblées sous le terme « elem »). La couleur exprime par conséquent un état se trouvant être la résultante de l’équilibre entre le corps, l’âme, l’esprit et le souffle. Par couleur il faut comprendre l’idée d’un éclat, d’une sorte de lumière colorée. Soulignée par le bleu indigo, elle exprime la qualité morale d’une personne sur le plan de son parcours individuel mais aussi au sein du groupe social. La couleur dans la pensée touarègue est donc à la fois de nature matérielle (par le biais des vêtements, de la peau, des pigmentations voire d’une certaine façon l’éclat coloré de la peau) mais aussi spirituelle (elle exprime une émotion).  C’est ainsi que le monde se rend entièrement intelligible par ses couleurs. Plus encore que l’exprimer, elles participent à son mouvement. L’application du bleu indigo sur les vêtements ou sur la peau est l’acte par lequel la nature plus sauvage inhérentes à différentes couleurs (souvent dérivant du jaune ou du rouge de la terre) est civilisée, où l’émotion est harmonisée pour un temps. La couleur en elle-même dispose d’une véritable réalité, elle est une force de la nature rendue visible aux yeux des hommes. Elle s’inscrit dans le mouvement du monde, fruit des interactions entre forces, et par conséquent des interactions entre couleurs. Les échanges entre ces dernières sont de même nature que les dons que se font les hôtes entre eux. Les rapports sont placés sous le signe de l’hospitalité, c’est-à-dire qu’un profond respect réciproque permet aux deux partis de s’enrichir de l’apport nouveau de l’autre.

 Ainsi la vision des couleurs des Touaregs, les pratiques qu’elle induit, mettent l’homme au cœur d’un échange avec le monde. En étant acteur de ce grand mouvement du monde, il en déploie l’harmonie et la beauté.



Commentaire sur les sources utilisées. 


Le travail d’Hélène Claudot-Hawad et celui de Michel Pastoureau a été difficile à mettre en perspective. Leur approche se veut en effet très différente, celle d’Hélène Claudot-Hawad est anthropologique et celle de Michel Pastoureau historienne. 
Les deux articles qu’elle a publiés problématisent les pratiques autour du bleu indigo et les dimensions symboliques qu’elles revêtent à l’intérieur de la société touarègue. Son travail consiste donc davantage à décrire la diversité des pratiques et autant de symboles dont il est parfois difficile de comprendre toute la cohésion car il ne s’agit pas pour Hélène Claudot-Hawad de présenter la pensée touarègue comme une philosophie. En effet, les touarègues n’ont pas théorisé leur vision du monde mais nous pouvons a posteriori essayer de l’entrevoir à travers leurs pratiques, les mettre en relation pour en proposer une lecture philosophique.
Enfin, le travail de Michel Pastoureau exposait avant tout les grandes étapes de l’histoire du bleu en Occident : comment la couleur bleue qui ne disposait même pas de nom dans la culture-gréco-latine est-elle devenue la couleur préférée dans le monde occidental contemporain ? Si la conférence, qui n’est pas pleinement représentative de l’exhaustivité de ses recherches (vulgarisation), ne s’attardait pas à expliquer la manière dont l’appréciation de la couleur bleue pouvait s’inscrire dans le panorama des idées en Occident, elle permettait néanmoins de se rappeler que la perception des couleurs et leur réalité dispose aussi de leur histoire et qu’elles ne se passent elles non plus d’une dimension culturelle indéniable. 


Bibliographie 


                                                                                                                                


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