L'expertise en crise : à qui faire confiance?





Dessin de Pierre Botherel



     L’expertise peut se définir selon un rapport de France Stratégie comme : « procédure consistant à acquérir/produire/mobiliser et/ou analyser/traiter des données (statistiques, ...) ou des connaissances (des faits par opposition aux opinions) pour fournir un ou plusieurs résultats/hypothèses destinés à aider une autorité à prendre une décision ». Elle est au cœur de tout système démocratique. En effet elle a pour rôle d’éclairer les décideurs, mais aussi de communiquer avec le public, de justifier les décisions, d’informer. Aujourd’hui les fake news ou infox sont devenues monnaie courante et simultanément le fact checking, debunking se multiplient. Ces nombreux anglicismes expriment une seule idée : qui devons-nous croire ? Différencier l’opinion du fait paraît de plus en plus difficile. On peut donc parler de crise de confiance, qui a pour conséquence une paralysie du débat public notamment dans des domaines requérant une connaissance scientifique spécifique. Or, de nombreux problèmes environnementaux s’inscrivent dans ce domaine, des problèmes qui nécessitent plus que jamais une action rapide. On peut donc se demander quels sont les facteurs de cette crise.




11)      Internet : la connaissance illimitée mais de quelle qualité ?

L’ère d’internet est celle de la connaissance pour tous. Si vous avez une question, Google a probablement la réponse et si ce n’est pas le cas vous pouvez poser la question sur n’importe quel forum laissant à des millions de personnes la possibilité de vous répondre. De plus, la neutralité du net, même si elle est aujourd’hui un sujet de débat (plusieurs réseaux sociaux proposent en effet de mettre en avant du contenu qu’ils considèrent comme venant de source fiable ou alors, comme l’a fait Twitter avec les propos du Président Donald Trump, alertent sur la fiabilité de la source), met toutes les voix sur un pied d’égalité. Scientifiques, vulgarisateurs, médias, politiciens, complotistes s’adressent au grand public sur les mêmes plateformes qui touchent une plus grande part de la population que les médias classiques. Faits et opinions sont entremêlés, et les sources d’informations sont infinies.

Dès lors, il est possible de sélectionner ses sources et donc de savoir ce que l’on veut entendre, de se fermer aux critiques ou aux débats. Au temps où le nombre de canaux d’information se comptait sur les doigts un tel problème n’existait pas. Mais la question de la sélection des sources est devenue primordiale. Deux individus à l’avis contradictoire peuvent chacun trouver des sources d’une valeur présentée comme équivalente pour appuyer leur opinion. On assiste donc à un renversement de la hiérarchie de l’accès à la connaissance : de verticale, elle devient horizontale, ce qui stimule la diversification des avis. Il n’y a plus un grand manitou qui répand sa connaissance sur le bas peuple en quête de compréhension. En effet, avant la création d’internet, et sa démocratisation, la science exerçait un monopole de la connaissance, de l’expertise. Inaccessible au profane, elle était donc intouchable. Cela n’empêchait pas les débats internes mais interdisait une critique externe qui soit crédible.

Mais l’autorité de la science s’est progressivement effacée en raison de plusieurs processus (autres qu’internet) simultanés. Tout d’abord, il y a une part croissante de la population ayant accès à des études longues, et elle a drastiquement augmenté ces dernières décennies. De plus en plus de personnes ont la capacité (ou tout du moins pense être en capacité) de comprendre des rapports scientifiques, d’exercer leur esprits critique sur les connaissances. Par ailleurs, avec internet (comme vu précédemment), ils peuvent accroitre librement leurs connaissances, diversifier leurs sources et ainsi en connaitre plus que ceux dont autrefois la parole faisait loi tel que les journalistes, ou les décideurs. Ainsi est née la « volonté du public », c’est-à-dire une revendication à avoir une plus grande importance dans les décisions politiques et une remise en question de la démocratie représentative, un phénomène qui va de pair avec la défiance de l’autorité scientifique. L’individualisation croissante de nos sociétés est aussi un facteur de ces processus. Elle pousse chacun à vouloir faire valoir sa voix. Avec la connaissance personnelle s’accroit donc la défiance de l’expert, de l’avis unique. De plus cette défiance est également née de l’expérience. Comment faire confiance à la science et son expertise qui a failli à plusieurs reprises dans le passé ?





22)      Les experts : manipulateurs et manipulés 

Comme le dit presque Émile dans La Cité de la peur, on peut tromper une fois mille personnes mais on ne peut pas tromper mille fois une personne.


A-      Les médias, outils de manipulation

À ce jour, les médias ont trompé plus d’une fois des millions de personnes. L’expertise est un de leur outils pour ce faire, que ce soit dans un but de buzz médiatique, ou dans un contexte « d’union sacrée » des médias qu’on observe dans les crises graves. On entend par union sacrée une uniformisation des propos diffusés dans un objectif de soutien du gouvernement. C’est ce qu’on a observé par exemple lors de l’accident de Tchernobyl avec d’abord la fameuse information (rapidement contestée) affirmant que le nuage radioactif avait épargné la France. Puis une réticence a parlé des conséquences sanitaires de cet incident - une réticence qui venait peut-être des médias mais, surtout, comme l’explique Anne Claude Ambroise Rendu dans La catastrophe écologique de Tchernobyl : les régimes de fausseté de l’information, une « réticence des "experts" à partager avec les journalistes et le public des informations jugées embarrassantes et/ou fauteuses de trouble, et la rétention des politiques soucieux de ne pas entamer le crédit de l’industrie nucléaire. »

Le refus de communication est également une forme de manipulation, puisque ce choix a pour but de rassurer le public donc de l’influencer, cela correspondait en plus à un agenda politique. Mais les médias ne sont pas innocents. On leur reproche trop souvent et à juste titre d’avoir des panels d’experts restreints. En effet, le rôle d’expert n’est pas nécessairement mis en valeur dans la communauté scientifique et n’est pas adapté à tous, car pour être un expert il est préférable d’avoir une forme de renommée, d’être reconnu dans la communauté scientifique, de savoir vulgariser sans trop simplifier… On retrouve donc souvent les mêmes personnes sur différentes chaînes, qui arrivent à parler de sujets qui sont finalement éloignés de leur domaine d’expertise précis. Ils donnent donc non plus des faits mais des opinions.

Un autre problème est que souvent les experts retenus sont en accord avec la majorité de la communauté scientifique car ils doivent être cooptés par leur pairs. Or, en sciences, il s’est avéré à plusieurs reprises que c’est parfois la minorité qui a raison, son avis est malheureusement trop souvent sous représenté, empêchant ainsi le débat constructif. Mais une action peut-être plus incriminante pour les médias a été de diffuser des informations fondées sur des études scientifiques qu’ils savaient avoir été menées selon une méthodologie contestable. Cela se produit le plus souvent lors de phénomène de buzz médiatiques ou chaque chaîne souhaite augmenter son audimat en ayant les informations les plus inédites, ce qui les amène à négliger la vérification des informations, (ce qui permet à ces fausses informations de se répandre très vite) ou à diffuser des informations peu fiables quitte à les réfuter plus tard. Cela s’est produit lors de la crise du coronavirus avec les travaux sur la chloroquine du Dr. Didier Raoult par exemple. Mais l’influence peut venir d’ailleurs. En effet, le privé joue un rôle important dans le financement de beaucoup d’étude scientifique. Cela engendre une crainte de falsification des informations, ou de non publications d’informations qui pourraient compromettre la santé financière de ces entreprises.


B- L’ingérence des lobbies : tous corrompus ?

On craint souvent que les Lobbies n’influencent trop les politiciens dans leurs prises de décision mais on oublie trop souvent l’influence directe qu’ils ont sur le domaine de la recherche, alors que plus en plus d’études ont des financements privés (favorisés par la LPPR) ou alors sont réalisées en coopération entre public et privé. Les lobbies ont différentes méthodes d’influence. Un expert peut agir comme porte-parole et il est ainsi utilisé par les médias pour influencer le public ou aussi pour convaincre la communauté scientifique.

Une autre méthode plus indirecte est employée dans des domaines très règlementés comme l’industrie pharmaceutique et le développement de médicaments. Les contrôles sont très stricts. C’est pourquoi comme l’explique Lionel Benaiche et Maxime Lassalle dans Conflit d’intérêt et sphère sanitaire, les industries n’hésitent pas pour maximiser leurs chances de passer ces tests, à impliquer « les experts concernés dans les phases de développement du médicament, ou d’un autre médicament développé par le même industriel. De la sorte, les experts participant à l’évaluation jugent en réalité les travaux auxquels ils ont contribué, ou ceux d’une entreprise avec laquelle ils entretiennent des liens très forts d’implication, en particulier sous la forme d’intérêts financiers. » C’est une forme d’influence mais elle n’est pas reconnue comme illégale. Il apparait donc que même dans les domaines les plus réglementés il semble difficile de proscrire le lobbying.



33)      Le principe de précaution : l’expertise en défaut

L’expertise a pour rôle premier d’évaluer le risque. Elle joue un rôle de conseil dans la décision mais n’a pas de véritable pouvoir décisionnaire. La perte de confiance dans la science est aussi due à des erreurs répétées, telles qu’une sous-estimation du risque : comme dans la crise de la vache folle, ou pour le SIDA… Elle est aussi due à des considérations éthiques ou morales qui ne sont pas prises en compte dans l’évaluation du risque. Cela a poussé le public et les décideurs à douter de ces évaluations.

Cette défiance de l’expertise pour de multiples raisons a ainsi entrainé l’apparition du principe de précaution, que B. Chevassus-au-Louis définit selon 4 critères : « la proportionnalité », « la cohérence », « la réversibilité organisée » et « l’analyse comparative coûts/bénéfices ». C’est ce principe qui est souvent invoqué pour justifier les décisions prises quant aux nouvelles technologies. Le public réclame que l’on prouve l’absence totale de risque plutôt que de chercher s’il y a des risques et tient parfois les risques plausibles et possibles au même niveau. Or, en sciences, la connaissance croit constamment, on raisonne par essais/erreurs rien n’est vrai mais plutôt quelque chose est tenue pour vrai jusqu’à preuve du contraire. Le risque 0 est donc impossible à garantir, et cette incertitude omniprésente peut mener à une paralysie de la décision public ou à des mesures de précautions drastiques qui peuvent par exemple nuire au progrès scientifique.



Le poids de l’expertise paraît ainsi s’affaiblir tandis que la défiance grandit. Une crise de confiance qui peut avoir des conséquences directes sur le système démocratique et la gouvernance d’un pays.



Bibliographie

Ambroise-Rendu, Anne-Claude. « La catastrophe écologique de Tchernobyl : les régimes de fausseté de l’information ». Le Temps des medias n° 30, no 1 (19 mars 2018): 152‑73.

Benaiche, Lionel, et Maxime Lassalle. « Conflits d’intérêts et sphère sanitaire ». Les Tribunes de la santé n° 39, no 2 (12 juillet 2013): 29‑48.

Charbonnier, Pierre. « 9. Risques et limites : la fin des certitudes ». Sciences humaines, 31 mars 2020, 315‑51.

Chevassus-au-Louis, Bernard. « L’expert, le décideur et le citoyen ». Sciences en questions, 2007, 9‑67.

De Margerie, Gilles. « L’expertise face à une crise de confiance ? ». France Stratégie, janvier 2018. https://www.strategie.gouv.fr/publications/lexpertise-face-une-crise-de-confiance.

France Culture. « Médias et coronavirus : le regard de Noël Mamère ». Consulté le 1 juin 2020. https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-mediatique/la-fabrique-mediatique-du-samedi-23-mai-2020.

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