Occident, XVème - XVIIème siècle : un féminicide ?


Jeanne d’Arc sous les traits d’Ingrid Bergman dans le film Joan of Arc de Victor Fleming (1948). Dans la mémoire collective, la jeune guerrière française a été brûlée pour sorcellerie. En réalité, l’exécution du 30 mai 1431 était justifiée avant tout par le fait qu’elle était relapse. Même si elle était en effet accusée d’être une « devineresse », sa plus grande faute aux yeux de ses juges était d’avoir repris les armes. Alors, Jeanne d’Arc et les autres « sorcières », des rebelles avant tout ?


« Femina vient de fe et minus car toujours [la femme] a et garde moins de foi […]. Une mauvaise femme, qui par nature doute plus vite dans la foi, plus vite aussi abjure la foi, ce qui est fondamental chez les sorcières […]. Toutes les choses de sorcellerie proviennent de la passion charnelle, qui est en [ces] femmes insatiables […]. On pourrait en dire davantage mais pour qui est intelligent, il apparaît assez qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que parmi les sorciers il y ait plus de femmes que d’hommes. Et en conséquence on appelle cette hérésie non des sorciers mais des sorcières, car le nom se prend du plus important. Béni soit le Très-Haut qui jusqu’à présent préserve le sexe mâle d’un pareil fléau. »[1]

Voilà ce qu’écrit en 1486 le moine dominicain théologien et inquisiteur Jacob Sprenger dans Le Marteau des sorcières, un ouvrage sur la sorcellerie destiné à aider les inquisiteurs dans leurs enquêtes et procès. Cet extrait suffit à donner un aperçu de la misogynie profonde de la Chrétienté du XVème siècle. C’est cette misogynie inhérente à la société et tout particulièrement au clergé de l’époque qui pousse aujourd’hui certain·e·s à se demander : et si les persécutions contre les sorcières avaient été un féminicide ? A l’heure où certaines féministes se revendiquent des sorcières, en tant qu’elles contestent et gênent l’ordre masculin, nous réfléchirons à cette question en nous appuyant principalement sur le numéro « L’Inquisition contre les sorcières, un féminicide ? » de la revue L’Histoire.

Tout d’abord, quelques repères historiques. De 1231 à 1233, le pape Grégoire IX établit le tribunal de l’Inquisition, destiné à combattre les hérétiques. Au même moment, il établit dans la bulle Vox in rama qu’il existe des cérémonies secrètes vouées au diable, organisées par des hérétiques. En 1327, le pape Jena XXII déclare que la magie est une pratique diabolique : désormais les jeteurs de sorts, magiciens, sorciers sont des hérétiques. Dès lors, ces individus tombent dans le champ juridique de l’Inquisition. Les premiers procès documentés pour « sorcellerie démoniaque » datent des années 1420-1430. La machine est en marche. Mais alors, les femmes sont-elles les principales victimes ?

En fait, il faut distinguer deux périodes dans la chasse aux sorcières dans la Chrétienté. La première s’étend de 1430 à 1530. Elle correspond à une période difficile pour l’Occident chrétien. La crédibilité de l’Eglise a été remise en question par le Grand Schisme (1378-1417 : deux lignées de papes règnent, l’une à Avignon, l’autre à Rome remettant en question la légitimité divine du pouvoir pontifical), les économies et la démographie ont été fortement ébranlées par la Grande Peste du XIVème siècle. Dans ce contexte, les sorciers·ères apparaissent comme les nouveaux boucs émissaires de la Chrétienté, succédant aux hérétiques, aux lépreux et aux juifs. On leur reproche de pactiser avec le diable, de profaner les sacrements chrétiens, de jeter des maléfices, de manger des enfants… On a en fait affaire à une véritable crainte du complot, une peur de voir s’effondrer les institutions en place. Ainsi, dans le Valois en 1428, cent hommes et femmes sont arrêtés pour sorcellerie. Ils sont notamment accusés d’avoir tenté d’élire entre eux un roi afin de renverser la Chrétienté. Lors de cette première phase de persécutions, plus de femmes que d’hommes sont tués à l’échelle européenne mais les chiffres varient beaucoup selon les régions. Dans le Dauphiné, 70% des condamné·e·s sont des femmes mais dans le Pays de Vaud seulement 30%. Sur la même période en Bourgogne, hommes et femmes représentent chacun 50% des condamné·e·s. On ne remarque donc pas une persécution significativement orientée vers les femmes. La misogynie ambiante est cependant très perceptible. On constate à la lecture des récits de procès la fréquence bien plus grande pour les femmes de questions concernant leurs rapports sexuels présumés avec les démons pendant le sabbat ainsi qu’une omniprésence de l’idée que les femmes, filles d’Eve, seraient bien plus faciles à tenter qu’un homme.

La deuxième période de la chasse aux sorcières est beaucoup plus significative quant à la question des persécutions des femmes. Durant cette deuxième période, de 1580 à 1640, les femmes représentent 75% des condamné·e·s à l’échelle européenne. Cette surreprésentation des femmes parmi les victimes pourrait être due à l’augmentation de procès en sorcellerie dans le cadre des couvents. Ces procès sont en effet instrumentalisés par les ordres religieux dans leurs conflits les uns entre les autres. Aux côtés des religieuses, on relève aussi parmi les accusées la présence accrue de guérisseuses, accusées de pratiques illicites (des avortements, notamment). Mais les accusées sont aussi souvent des veuves ou des célibataires qui échappent au contrôle masculin normalement exercé par le mari ou bien des domestiques trop séduisantes. Car si les femmes sont très présentes du côté des accusé·e·s, elles le sont aussi du côté des accusateur·trice·s. Les procès en sorcellerie se faisaient en effet suite à des dénonciations ou à la rumeur publique et les femmes, comme les hommes, assouvissaient des rancunes personnelles dans leurs accusations. Mais des voix s’élèvent contre les procès de sorcellerie, principalement des voix masculines. En 1563, le médecin humaniste Jean Wier publie Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables. Dans cet ouvrage, il réfute la possibilité que les femmes accusées de sorcellerie soient réellement possédées. Il pense qu’elles somatisent les actes dont elles sont accusées (voler, avoir des relations sexuelles avec des démons) et que c’est pour cela qu’elles finissent par passer aux aveux. Friedrich Spee von Langenfeld, moine jésuite, va encore plus loin en 1631 dans son ouvrage Cautia criminalis. Il y dénonce la transformation de femmes innocentes en coupables par l’usage systématique et répété de la torture, des preuves fabriquées, des interrogatoires orientés etc. On voit donc émerger des voix s’opposant aux persécutions subies par les femmes.

 Plus qu’un féminicide, plus qu’une attaque des hommes contre les femmes, la chasse aux sorcières a d’abord été un phénomène de désignation de boucs émissaires. Au tournant des XVIème et XVIIème siècles, elle peut être vue comme un phénomène de répression massive des femmes jugées trop indépendantes ou rebelles par les gardiens de la morale traditionnelle, qu’ils soient hommes ou femmes.



Bibliographie

GAUVARD, Claude. « « Sorcière de France » », L'Histoire, vol. 456, 2019, pp. 46-48.

OSTORERO, Martine, « La sorcière, le diable et l'inquisiteur », L'Histoire, vol. 456, 2019, pp. 36-45.

PORRET, Michel. « L'Europe des 100 000 bûchers », L'Histoire, vol. 456, 2019, pp. 50-53.



[1]  H. Institoris et J. Sprenger, Le Marteau des sorcières, [1498], trad. A. Danet, Jérôme Million, 1994, p. 162-166

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