Partie 1 : Les représentations de la femme et de la nature : des représentations sous-tendant un rapport privilégié





De la figure de la guérisseuse jusqu’à la figure de la scientifique en passant par celle de la sorcière, le savoir botanique semble s’être transmis et avoir circulé d’entité à entité. C’est mettre en exergue la relation privilégiée qu’entretiendraient les femmes avec le savoir botanique et de manière corollaire avec la nature. Il s’agira ici de s’interroger sur ces relations, les représentations et les axes de réflexion qui lui sont assignés.




       A. Une représentation de la femme nature face à celle de l’homme culture…


 La femme nature, une construction sociale


Récusant l’idée selon laquelle il existerait une nature féminine, Simone de Beauvoir dût en partie sa renommée en déclarant : « On ne naît pas femme, on le devient »[1]. Opposée à la représentation de la femme nature et de l’homme culture, Simone de Beauvoir est partie du principe selon lequel le fait d’être une femme ne se limitait pas seulement à la dimension biologique mais était aussi le résultat d’une construction sociale et d’un processus éducationnel. Contre tout destin préétabli, elle s’est alors élevée contre une conception consensuellement acceptée où il existerait une nature féminine et une nature masculine préétablies auxquelles on ne peut que difficilement échapper. Selon Verena Ehrich-Haefel, ce discours s’est retrouvé dominant « dans l’Allemagne des années 1800 […] alors que dans la première période des Lumières l’esprit n’avait point de sexe »[2]. Il conviendra alors infra de s’interroger sur les motifs d’une telle perception.


Une polarisation de la vision des genres 

De Schiller à van Swieten, les exemples littéraires associant explicitement les femmes à la nature sont multiples ; confirmant ainsi la domination d’un discours où les femmes sont et font nature. D’après Verana Ehrich-Haefel, cette polarisation entre femme nature et homme culture « a marqué les représentations des deux sexes tout au long du XIXème siècle et bien au-delà »[3] pour être renouvelée autour de 1900. Au XVIIIème siècle, dans la période des Lumières, ce discernement était ceci dit moindre voire absent du fait d’une révolution dans les systèmes de pensée : ce qui s’est retrouvé dans la littérature de l’époque avec une mise en exergue d’une « grande similarité des rôles de l’homme et de la femme » et l’absence d’évocation du « rapport métaphorique femme-nature ».[4] Il semble que cette mutation soit en partie le fait de la contribution apportée par Rousseau où les « caractéristiques du "naturel" sont attribuées aux deux modèles de l’homme et de la femme »[5] comme le révèle son ouvrage Emile (1762). Cette vision a d’autant plus été renforcée par le rôle que jouait encore le cartésianisme dont la pensée était basée sur une distinction entre corps et âme. Ainsi, on pouvait lire dans les écrits de Poulain de la Barre que « L’esprit n’a point de sexe »[6]


L'émancipation des femmes d'un point de vue économique

On pourrait également être poussé·e à croire que les changements structurels opérés au sein de nos sociétés, notamment au sein des structures économiques et sociales, aient contribué à un détachement de l’image de la femme nature et de l’homme culturel. En effet, depuis la Révolution Industrielle, les dynamiques économiques ont été profondément bouleversées si bien que femmes comme hommes sont aujourd’hui intégrés dans le monde professionnel et éducationnel. En parallèle, les femmes ont acquis de nombreux droits : en 1880, les jeunes filles ont acquis le droit à l’instruction ; en 1965, les femmes mariées ont pu exercer une profession sans l’autorisation de leur mari ; et en 1972, la reconnaissance du principe « à travail égal, salaire égal » a été reconnu en France. De là, il semble que les femmes aient accès aux savoirs au même titre que les hommes.


Une différenciation hiérarchique persistante

Pourtant, en dépit de ces mutations, la différenciation entre femme nature et homme culture semble persister même aujourd’hui. Cela s’expliquerait en partie par le fait que dans les représentations la nature soit inférieure à la culture ; que les hommes soient considérés comme supérieurs aux femmes et qu’en conséquence soit attribuée aux hommes l’entité supérieure à savoir la culture et aux femmes l’entité inférieure à savoir la nature. En outre, comme l’a mis en exergue Sherry B. Ortner, une « dévalorisation universelle des femmes »[7] est observable dans nombre de sociétés ; conférant alors aux femmes un rôle de seconde classe dans le domaine de la culture. Selon Sherry B. Ortner, cela résulterait de la transmission d’« éléments d’idéologie culturelle » mais aussi d’un fonctionnement des organisations socio-culturelles jouant en défaveur des femmes ; empêchant alors « les femmes d’apporter leur contribution dans certains domaines perçus comme le siège des plus hautes instances de pouvoir de la société ou d’entrer en contact avec ces domaines. »[8]. En outre, pour légitimer et faire accepter ce discours mettant la femme en position subordonnée, l’argument du caractère biologique de l’homme culture et de la femme nature a été utilisé. Ainsi, le déterminisme biologique attribuerait aux hommes « une chose génétiquement inhérente au sexe masculin et qui lui donne le statut naturel de dominant »[9] à savoir la capacité à se cultiver. Les femmes ne disposeraient pas de cette chose et seraient en conséquent subordonnées à l’homme et devraient par ailleurs se satisfaire de cette situation qui « leur permet d’être protégées et de profiter au maximum des plaisirs de la maternité »[10]. Les femmes sont ainsi réduites, à l’image de la nature, au statut de créatrices de vie : ce que révèle notamment le parallèle entre femme mère et mère nature qui tend à mettre en exergue la dimension maternelle de la femme et de la nature comme il l’a été repris par Catherine Roach dans son article « Loving Your Mother: On the Woman-Nature Relation »[11] ou encore par Maria Mies et Vandana Shiva dans Ecofeminism (1993)[12].



       B. …ayant contribué à renforcer les discours et relations entre femmes et plantes


   Un discours homme culture/femme nature implicitement soutenu par les écoféministes :  l'exemple d'Ecofeminism de Maria Mies et Vandana Shiva

Ecofeminism (1993) de Maria Mies et Vandana Shiva est un ouvrage majeur pour le mouvement écoféministe qui illustre l’influence qu’a eu la distinction entre homme culture et femme nature sur la perception de la relation entretenue entre femmes et plantes. Si les écoféministes s’opposent à la domination exercée par les hommes sur les femmes, elles ne rejettent pas pour autant le lien entretenu entre femmes et nature. Alors que, dans la perception homme culture et femme nature, l’image de la femme est dévalorisée, elle est au contraire valorisée au sein du mouvement écoféministe. Plutôt que de rejeter l’image de la femme nature, les écoféministes se sont appropriées cette image pour soutenir leur discours et porter leurs revendications : ainsi, au même titre que les femmes, la nature doit se libérer du joug des hommes. Cette lutte permettrait alors aux femmes de retrouver une place dans les terres qu’elles ont perdues lorsque la Terre s’est masculinisée en passant de la Terre mère à l’Etat-nation. Selon Maria Mies et Vandana Shiva, il est du devoir des femmes de lutter afin de retrouver cette place dont la symbolique demeure fondamentale pour les autrices et plus particulièrement pour Vandana Shiva, intellectuelle indienne dont la culture a profondément marqué sa manière de pensée. L’Inde étant un pays où les femmes ont historiquement occupé une place très importante en termes d’agriculture, d’élevage et de botanique, les relations entre femmes et nature et femmes et plantes sont pour Vandana Shiva évidentes.


Un discours insistant sur les traits communs entre femmes et nature

Le lien entre femmes et plantes a d’autant plus été mis en exergue par Carolyn Merchant [13] qui a alors porté un point d’appui sur le parallèle entre l’inertie de la nature d’une part et la passivité des femmes d’autre part. Ces deux caractères similaires auraient d’ailleurs encouragé les hommes à exercer leur domination aussi bien sur les femmes que sur la nature en privant les femmes de leur liberté et la nature de ses ressources et de sa capacité à se régénérer comme le mettent en exergue des problématiques comme la déforestation et l’exploitation des ressources - ce qui a d’ailleurs été évoqué par Vandana Shiva et Maria Mies dans Ecofeminism. En somme, la représentation associant femmes et nature a été diffusée de manière multilatérale : alors qu’étaient véhiculés des discours opposant homme culture avec femme nature, ont aussi été portés en parallèle des discours insistant sur les caractères, propriétés et rapports partagés entre femmes et nature comme le montre le mouvement écoféministe. 


Un discours jugé essentialiste

Il a d’ailleurs été reproché à au mouvement écoféministe de véhiculer un discours bien trop essentialiste en rendant tributaire les femmes de déterminismes dont elles ne peuvent échapper - déterminismes notamment associés à la nature. Cette idée tend d’ailleurs à montrer que le mouvement écoféministe repose, à l’image de la perception homme culture et femme nature, sur un même socle de pensée où les femmes ne peuvent échapper au lien qui les scellent avec la nature. Cette perception a d’autant plus été exacerbée par les pratiques botaniques que ces dernières ont pu exercer au fil des siècles : de la sorcellerie à la médecine, le savoir botanique féminin semble aussi avoir joué un certain rôle dans nos représentations et plus particulièrement dans nos représentations vis-à-vis de la relation établie entre femmes et nature. Il conviendra donc dans un second temps de nous interroger sur l’utilisation des plantes par les femmes à travers ces pratiques.


Pour en lire un peu plus sur ce projet :






[1] DE BEAUVOIR, Simone. Le deuxième Sexe. Gallimard. 1949.
[2] EHRICH-HAEFELI, Verena. « Nature et féminité : l’élaboration d’une idéologie bourgeoise des sexes de Rousseau à Schiller », Stistrup Jensen, M. (Ed.), Nature, langue, discours, Presses universitaires de Lyon, 2001, p. 9-30.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] POULAIN DE LA BARRE, François. De l’égalité des deux sexes. De l’éducation des dames ; De l’excellence des hommes, Paris, Librairie philosophique J. Vrin. 2011.
[7] ORTNER, Sherry B. « Le féminin est-il au masculin ce que la nature est à la culture ? », Genre, mouvements populaires urbains et environnement, 2018, p. 49-68.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] ROACH, Catherine, “Loving Your Mother : On the Woman-Nature Relation”, Hypatia, N°1, Vol. 6,  1991, p.46-59.
[12] SHIVA, Vandana. MIES, Maria. Ecofeminism with a foreword by Ariel Salleh, Londres, New-York City, Zed, 2014.

[13] MERCHANT, Carolyn. The death of Nature, Carolyn, New-York, Paperback, 1980.



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