Dans Femmes, Magie et politique, l’américaine Starhawk explore les bouleversements sociétaux et scientifiques qui ont motivé la mise à l’écart du savoir féminin sur les plantes.
Le savoir botanique est essentiellement détenu par les femmes. Cela est dû à l’assignation sociale des femmes à la nature et l’idée que celles-ci entretiennent une relation privilégiée avec les plantes (cf. Introduction et Partie 1). Cette relation peut être personnifiée dans l’image de la guérisseuse ; une femme qui possède des connaissances botaniques et médicinales qui lui permettent de fabriquer des remèdes, pommades et onguents. Ces connaissances sont généralement transmises entre les générations et acquises grâce à l’expérience. Malgré le rôle fondamentalement utile des guérisseuses, leur savoir et leurs pratiques sont très vites rejetés et taxés de sorcellerie. Ainsi débutent les chasses aux sorcières, qui connaissent leur apogée aux XVIème et XVIIème siècles. Leurs pratiques sont également affectées par la montée de l'individualisme dans les couches populaires à cette même époque. Mais le rejet des connaissances botaniques des femmes ne s’estompe pas avec la fin des chasses aux sorcières. En effet, s’il n’est plus rejeté par l’Eglise, ce savoir féminin continue d’être dévalorisé par la communauté scientifique, et ce grâce à des arguments de nature épistémique ainsi qu’un processus d’institutionnalisation du savoir.
A) Les enclosures et l’individualisation du corps : expropriation des ressources des guérisseuses
Le système d'enclosures
Les guérisseuses et sorcières entretiennent un lien de respect vis-à-vis de la nature. Cette relation s’inscrit dans le rapport des couches populaires à la terre et la conception de la nature comme un ensemble vivant. L’Homme n’est alors pas discerné du monde qui l’entoure. Or, à partir du XVIIème en Grande-Bretagne, le système des enclosures bouleverse l'organisation des territoires ruraux. Les espaces auparavant communaux sont séparés par des clôtures. Le concept de propriété privée est appliqué aux espaces naturels, de nombreuses forêts sont abattues et les friches sont mises en cultures (Starhawk. 2003).
Un changement de conception de la nature et de l'être humain
La nature devient alors une source de profit qu'il faut exploiter dans le but d’obtenir un gain. Or, la guérisseuse prélevait ses plantes médicinales dans les friches et les forêts. Son travail se heurte à de nouveaux obstacles. De plus, l’unité paysanne qui se fondait autour du travail commun de la terre et du respect qui lui était voué est détruite. Dans les couches supérieures, où la propriété privée et le capitalisme sont ancrés depuis plus longtemps, la communauté est déjà amoindrie. On y observe une mise à distance du corps, ses manifestations devenant un objet de honte et de pudeur. Dans les couches populaires, même si le corps reste plus central ontologiquement, il est progressivement mis à distance du sujet. On ne soigne plus un être mais une maladie. Un individu est désormais distingué d’un autre tout autant qu’il est distingué de la nature (David Le Breton, 1990).
Une mutation de la société qui isole la guérisseuse
Les célébrations populaires de la terre, des changements de saisons et des cycles lunaires sont peu à peu interdits par l’Eglise. Or, la guérisseuse est une figure de confiance pour le peuple car elle fait partie de la même couche sociale. L’éclatement de l’unité paysanne entrave ses liens avec le peuple, qui est moins réceptif aux méthodes médicinales liées à la nature. Elle ne bénéficie plus du consensus populaire. Pour la science, l’Homme est désormais distingué de la « trame communautaire et cosmique » (David Le Breton, 1990).
L’expropriation de la terre aurait ainsi été une des premières étapes de l’expropriation de la connaissance des guérisseuses et sorcières, écartant à la fois les plantes thérapeutiques et les corps. La naissance de l'individualisme à la Renaissance se poursuit sous les Lumières, principalement sous l'influence de la philosophie cartésienne. Elle mène à la naissance des études anatomiques, puis, à l’organisation de la communauté scientifique autour d’un modèle rationnel.
B) Le phallogocentrisme : une explication de ce rejet
Un savoir acquis grâce à l'expérience et la pratique
Le savoir botanique des femmes est rejeté car il est incompris. En effet, ce savoir n’est pas acquis grâce à une quelconque institution mais grâce à l’expérience et à des pratiques empiriques. Il fait de plus appel aux perceptions sensorielles et à des correspondances symboliques entre les éléments naturels (David Le Breton, 1990).
La prédominance de la raison
Pour la communauté scientifique, un savoir est reconnu et valorisé s’il est rationnel, c’est-à-dire qu’il doit répondre à une certaine logique et un raisonnement précis. Autrement dit, l’appréciation de la communauté scientifique se fonde sur la raison. Ce modèle s’est imposé à la Renaissance au détriment de la pensée théologique, notamment sous l’influence de la pensée galiléenne. Comme les connaissances des guérisseuses ne rentrent pas dans ce schéma, leur savoir est considéré comme infondé et il est donc rejeté. Cette prévalence de la raison et de la rationalité sur toute autre forme d’acquisition du savoir est typique de notre conception du savoir. La détention du savoir botanique par les femmes n’est pas propre à la société occidentale. Par exemple, en Inde, les femmes possédaient un savoir empirique fondé sur les plantes. Les peuples ruraux vouaient une relation de respect à la nature et considéraient la Terre comme une entité fertile. Lors de la colonisation, ce lien vis-à-vis de leur environnement et leur pratiques populaires ont été décrédibilisés par l’imposition des nouvelles formes rationnelles de la médecine occidentale (Starhawk. 2003).
Logocentrisme et phallogocentrisme
Dans le monde des pays développés et occidentalisés, on assiste ainsi à une forme de logocentrisme, qui correspond au « mariage de la raison et de la domination » (Plumwood, 1993). Le logocentrisme consiste donc à ériger le logos, c’est-à-dire la raison, en critère unique et despotique. Val Plumwood, philosophe et militante écoféministe, va même plus loin et utilise le terme de phallogocentrisme ; c’est l’utilisation de la raison par les hommes pour rejeter le savoir des femmes. Cette conception donne donc une dimension politique et offensive à la rationalité. En retirant ainsi aux guérisseuses la reconnaissance de leur savoir, les hommes s’accaparent leur usage et leur crédibilité puisque celles-ci sont peu à peu remplacées par des médecins masculins.
C) L'institutionnalisation du savoir - une exclusion du savoir botanique féminin
L’institutionnalisation du savoir
Le fait de remplacer ainsi les guérisseuses par des médecins masculins met en évidence une autre forme de rejet des connaissances botaniques des femmes. En effet, « l’institutionnalisation des sciences et la spécialisation renforcée des champs scientifiques contribuent à renforcer le monopole masculin de production du savoir savant » (Pépy, 2018). Dès le XVIIIème siècle, on assiste à un renforcement de l’influence de la sphère scientifique. Tout savoir qui se situe en dehors des connaissances issues des institutions scientifiques est rejeté, dévalorisé, jusqu’à ne plus être considéré comme un savoir.
Les femmes, exclues du champ du savoir
Cette institutionnalisation du savoir marque aussi une privation de connaissances pour les femmes. Celles-ci n’ont pas accès aux facultés et autres institutions qui leur permettraient d’acquérir un savoir reconnu par la communauté scientifique. Ainsi, non seulement le savoir traditionnel des femmes sur les plantes est décrédibilisé mais elles ne peuvent compenser cette perte par l’acquisition d’un savoir reconnu par le champ scientifique.
Le savoir populaire déprécié pas les classes supérieures et la communauté scientifique
C’est aussi à cette période charnière du XVIIIe siècle que l’écart se creuse entre les classes aisées, qui ont accès aux savoirs et aux livres et les classes plus défavorisées. Les connaissances botaniques des femmes sont dévalorisées car elles sont détenues par des femmes appartenant aux milieux populaires, qui n’ont pas d’éducation scientifique et ne seraient donc pas aptes, selon la communauté scientifique, à détenir un savoir quelconque et encore moins à en user pour guérir.
Ainsi, succède à la période des chasses aux sorcières des nouvelles pratiques visant à exclure les femmes du champ du savoir en matière de connaissances botaniques. L’imposition de la pensée rationnelle à la nature puis au corps institutionnalise un savoir phallogocentrique incompatible avec les pratiques des sorcières et guérisseuses. Ce savoir unique, basé sur l’expérience et la pratique de plusieurs générations, dont la justesse et l’efficacité ont été prouvées au cours de siècles, a été balayé par la communauté scientifique car il ne correspondait pas à la nouvelle culture savante.
Références bibliographiques
A) Les enclosures et l’individualisation du corps : expropriation des ressources des guérisseuses
Le Breton, D. (1990). Anthropologie du corps et modernité. Presses universitaires de France.
Starhawk. (2003). Femmes, Magie et Politique. Empêcheurs de penser en rond.
Le fait de remplacer ainsi les guérisseuses par des médecins masculins met en évidence une autre forme de rejet des connaissances botaniques des femmes. En effet, « l’institutionnalisation des sciences et la spécialisation renforcée des champs scientifiques contribuent à renforcer le monopole masculin de production du savoir savant » (Pépy, 2018). Dès le XVIIIème siècle, on assiste à un renforcement de l’influence de la sphère scientifique. Tout savoir qui se situe en dehors des connaissances issues des institutions scientifiques est rejeté, dévalorisé, jusqu’à ne plus être considéré comme un savoir.
Les femmes, exclues du champ du savoir
Cette institutionnalisation du savoir marque aussi une privation de connaissances pour les femmes. Celles-ci n’ont pas accès aux facultés et autres institutions qui leur permettraient d’acquérir un savoir reconnu par la communauté scientifique. Ainsi, non seulement le savoir traditionnel des femmes sur les plantes est décrédibilisé mais elles ne peuvent compenser cette perte par l’acquisition d’un savoir reconnu par le champ scientifique.
Le savoir populaire déprécié pas les classes supérieures et la communauté scientifique
C’est aussi à cette période charnière du XVIIIe siècle que l’écart se creuse entre les classes aisées, qui ont accès aux savoirs et aux livres et les classes plus défavorisées. Les connaissances botaniques des femmes sont dévalorisées car elles sont détenues par des femmes appartenant aux milieux populaires, qui n’ont pas d’éducation scientifique et ne seraient donc pas aptes, selon la communauté scientifique, à détenir un savoir quelconque et encore moins à en user pour guérir.
Ainsi, succède à la période des chasses aux sorcières des nouvelles pratiques visant à exclure les femmes du champ du savoir en matière de connaissances botaniques. L’imposition de la pensée rationnelle à la nature puis au corps institutionnalise un savoir phallogocentrique incompatible avec les pratiques des sorcières et guérisseuses. Ce savoir unique, basé sur l’expérience et la pratique de plusieurs générations, dont la justesse et l’efficacité ont été prouvées au cours de siècles, a été balayé par la communauté scientifique car il ne correspondait pas à la nouvelle culture savante.
Références bibliographiques
A) Les enclosures et l’individualisation du corps : expropriation des ressources des guérisseuses
Le Breton, D. (1990). Anthropologie du corps et modernité. Presses universitaires de France.
Starhawk. (2003). Femmes, Magie et Politique. Empêcheurs de penser en rond.
B) Le phallogocentrisme: une explication de ce rejet
Alcoff, L., & Potter, E. (1993). Feminist epistemologies. Routledge.
Chollet, M. (2018). Sorcières. Zones.
Le Breton, D. (1990). Anthropologie du corps et modernité. Presses universitaires de France.
Haraway, D. (2009). Des singes, des cyborgs et des femmes : La réinvention de la nature. J. Chambon.
Plumwood, V. (1993). Feminism and the Mystery of Nature. Routledge.
C) L'institutionnalisation du savoir - une exclusion du savoir botanique féminin
Green, K., & Bigelow, J. (1998). Does science persecute women? The case of the 16th-17th century
witch-hunts. Philosophy, 73(284), 195-217. Consulté le 11 mars 2020, sur www.jstor.org/stable/3752076
Alcoff, L., & Potter, E. (1993). Feminist epistemologies. Routledge.
Haraway, D. (2009). Des singes, des cyborgs et des femmes : La réinvention de la nature. J. Chambon.
Pépy, É.-A. (2018). Les femmes et les plantes : Accès négocié à la botanique savante et résistance des
savoirs vernaculaires (France, xviiie siècle). Genre & Histoire. Article 22.
Pour en lire un peu plus sur ce projet :
Introduction: L'association des femmes et des plantes : de la guérisseuse à la sorcière
Partie 1 : Les représentations de la femme et de la nature : des représentations sous-tendant un rapport
privilégié
Partie 2: L'utilisation des plantes par les femmes - de la sorcellerie ?
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